Source: CNRS

Quand on essaye de décoller un ruban adhésif d'une surface, on obtient irrémédiablement un lambeau pointu alors que l'on voulait détacher tout le film. Une équipe du Laboratoire de physique et mécanique des milieux hétérogènes, en collaboration avec l'Université de Santiago du Chili et le MIT, explique l'origine physique de cette frustrante expérience dans un article publié dans le numéro de mai de Nature Materials. Ces travaux pourraient permettre de tester les propriétés mécaniques des films adhésifs très fins utilisés dans l'industrie.

Nous avons tous été confrontés à cette fameuse "déchirure en pointe": la languette que l'on détache s'amincit inévitablement au fur et à mesure qu'on la décolle, et on se retrouve avec un lambeau pointu alors qu'on voulait détacher tout le film, scotch, papier peint ou pelure de fruit. Pourquoi cette fin en pointe ? Pourquoi les deux découpes semblent-elles s'attirer ? Qu'est-ce qui détermine la forme des lambeaux ?

Avec ses collègues chiliens et américains, Benoît Roman, du Laboratoire de physique et mécanique des milieux hétérogènes (CNRS/ESPCI/Universités Paris 6 et 7), a étudié ce problème du point de vue théorique et expérimental. Ils ont créé un dispositif permettant de réaliser des expériences de déchirures contrôlées: un film adhésif est collé sur un support, deux fissures sont réalisées dans ce film puis le dispositif tire à vitesse constante sur la languette. Les chercheurs enregistrent les formes des languettes et les forces mécaniques impliquées, pour des films ayant différentes propriétés adhésives et mécaniques.

Quand on plie une languette après avoir réalisé deux fissures, le lambeau créé emmagasine de l'énergie élastique (si on le lâche, il se déplie). Puis le système tend à dissiper cette énergie en réduisant la taille du pli. Les fissures sont naturellement attirées par les zones les plus sollicitées du système, c'est-à-dire celles qui recèlent la plus grande énergie élastique. Dans ce cas, il s'agit de la zone pliée de la languette, joignant les deux fissures. Elles sont donc irrémédiablement attirées l'une vers l'autre, réduisant progressivement la languette.

En analysant ces observations, les physiciens ont montré que la forme des lambeaux est un triangle dont l'angle dépend des trois propriétés caractéristiques d'un matériau adhésif: l'adhésion, la flexibilité et la résistance à la rupture. Ils ont obtenu une formule qui permet de caractériser l'une de ces propriétés en fonction des deux autres et d'une simple mesure de l'angle du triangle.

Des ingénieurs des matériaux pourraient utiliser ces résultats dans l'industrie pour calculer l'une des trois propriétés si les deux autres sont connues. Cela pourrait se révéler particulièrement précieux pour caractériser des films ultra-minces, difficiles à manipuler, qui forment les éléments de base des micro ou même nano-systèmes. Déjà présents dans notre vie quotidienne (détecteur de choc pour déclencher les airbags, micro-miroirs utilisés dans les nouvelles générations de projecteurs vidéo), ils sont amenés à révolutionner notre futur.

La régularité des déchirures est utilisée par l'artiste Jacques Villeglé qui collectionne, depuis 1948, des affiches déchirées par des passants, des "lacérés anonymes", et prépare une rétrospective à Beaubourg en septembre prochain ( http://villegle.free.fr/ ). L'une de ses oeuvres sera en couverture de la revue Nature Materials pour illustrer cette publication: http://www.nature.com/nmat/journal/v7/n5/index.html