Source: CNRS

Sous l'effet de modifications infimes, telle l'introduction d'impuretés ou de défauts, certains matériaux conducteurs deviennent brutalement isolants. Pour Philip Anderson, prix Nobel de physique en 1977, le désordre minime introduit par les impuretés suffirait à bloquer complètement le mouvement des électrons à l'intérieur du solide.

Des preuves indirectes du scénario d'Anderson existent, mais jamais le phénomène n'a été directement observé sur des particules matérielles (atomes, électrons...). C'est désormais chose faite par les chercheurs CNRS Alain Aspect (Médaille d'or 2005 du CNRS.) et Philippe Bouyer et leur équipe de l'Institut d'Optique (équipe au sein du groupe d'optique atomique du laboratoire Charles Fabry de l'Institut d'optique -LCFIO, CNRS / Université Paris 11/Institut Optique graduate school- situé à Palaiseau): ils ont, pour la première fois, visualisé l'immobilisation d'atomes placés dans un faible désordre. Publiés le 12 juin 2008 dans la revue Nature, ces résultats pourraient permettre de mieux comprendre le rôle du désordre dans les propriétés électriques de certains matériaux.

Ajouter du désordre dans certains matériaux conducteurs suffit parfois à les rendre brutalement isolants. A notre échelle, cela revient à dire que quelques brins d'herbe répartis au hasard sur un terrain sont susceptibles de stopper net une balle de golf envoyée à pleine vitesse. Impossible, diriez-vous. Certes, ce résultat surprend et, à notre échelle macroscopique, de petites perturbations peuvent freiner le mouvement des objets matériels, mais en aucun cas le bloquer. Il en va différemment quand on se place à l'échelle microscopique, où la matière peut aussi se comporter comme une onde. Dans un solide parfaitement régulier, un électron se déplace librement sans être perturbé par la structure régulière du cristal sous-jacent. Mais, dans les solides désordonnés, chaque défaut du cristal diffuse l'onde de matière dans de multiples directions. La superposition de toutes ces ondes émises par le désordre peut conduire à une onde qui ne se propage pas, et reste bloquée dans le cristal. Les électrons (ou les atomes) stoppent alors leur mouvement, ce qui, dans le cas des électrons, rend le matériau isolant. Imaginé par Philip Anderson en 1958, ce scénario met en avant le rôle fondamental joué par le désordre et l'intérêt d'étudier les propriétés électriques des matériaux désordonnés, comme le silicium amorphe.

Dans un contexte où les découvertes fondamentales des années 30 sur les semi-conducteurs avaient conduit à l'invention du transistor puis des circuits intégrés, le modèle d'Anderson a suscité un vif intérêt chez les physiciens. Tandis que les théoriciens se sont efforcés d'en comprendre la nature profonde et la portée, les expérimentateurs ont cherché à observer ce phénomène. Même si des expériences convaincantes existent, l'observation directe de particules matérielles localisées dans un désordre faible restait un Graal à atteindre.

Première mise en évidence directe du scénario d'Anderson
Les chercheurs français du LCFIO ont relevé le défi en construisant un modèle simple de la situation pouvant conduire à ce phénomène appelé "localisation d'Anderson". Dans leur expérience, des atomes ultra-froids (ces atomes ultra-froids sont sous forme d'un condensat de Bose-Einstein dilué, formé de quelques milliers d'atomes décrits par la même fonction d'onde, ce qui permet l'observation du profil de densité atomique) jouent le rôle des électrons, tandis que le milieu désordonné est remplacé par un désordre parfaitement contrôlé créé par la lumière d'un faisceau laser. À l'aide d'un guide, les atomes sont contraints à se déplacer suivant une seule direction. En l'absence de désordre, ils se propagent librement. En revanche, lorsque le désordre est appliqué, tout mouvement atomique s'arrête en une fraction de seconde. Les chercheurs ont alors observé le profil de densité des atomes. Sa forme exponentielle est caractéristique du scénario imaginé par Anderson (voir figure). En variant les paramètres expérimentaux de l'expérience, les chercheurs ont aussi pu tester le modèle théorique développé par l'équipe de Laurent Sanchez-Palencia au sein du groupe d'optique atomique.

Forts de ces résultats obtenus dans une situation simplifiée à l'extrême, les physiciens de l'Institut d'optique comptent désormais s'attaquer à des situations plus complexes, dans lesquelles les atomes peuvent se déplacer dans un plan, ou même, suivant les trois directions de l'espace. Dans ces conditions proches des matériaux réels, la théorie ne peut pas donner aujourd'hui une prédiction précise pour l'ensemble des situations ; l'expérience constitue alors une sorte de simulateur quantique seul capable de donner des éléments de réponse. Peut-être alors, en transposant ces résultats aux électrons, parviendra-t-on à mieux cerner le comportement de ces particules dans les milieux désordonnés. Des résultats qui pourraient, à terme, améliorer les dispositifs électroniques basés sur le silicium amorphe, par exemple. Utilisé notamment dans les écrans TFT-LCD et dans certaines cellules photovoltaïques, ce dernier est beaucoup moins cher à produire, mais moins efficace aujourd'hui, que le silicium cristallin qui est à l'origine des dispositifs électroniques de haut rendement.