Pierre Le Hir

Tapez "tenségrité" sur Google, et vous obtiendrez "passes magiques" pratiquées par les anciens chamans du Mexique. La tenségrité à laquelle s'intéressent aujourd'hui certains scientifiques n'a rien à voir avec la sorcellerie. Encore qu'il y a quelque chose de merveilleux dans la façon dont ce concept décrit toutes les composantes de notre Univers - de la cellule vivante aux amas de galaxies - comme des structures bâties sur un modèle unique : celui d'un jeu de forces de tension et de compression en équilibre.

Le terme tensegrity, contraction de tensile integrity, a été inventé dans les années 1950 par l'architecte américain Richard Buckminster Fuller, pour désigner une construction dont la stabilité est assurée par l'interaction des contraintes mécaniques exercées sur ses différentes parties. Ainsi d'un ensemble de barres reliées entre elles par des câbles, ou des dômes géodésiques, comme celui de la Biosphère de Montréal ou de la Géode de Paris.

S'inspirant de cet assemblage en toile d'araignée, une équipe de chercheurs du Laboratoire de mécanique et génie civil (CNRS-université Montpellier-II), dirigée par René Motro, a déjà réalisé un module flexiblo-rigide de 84 m2, capable de s'adapter, grâce à des capteurs, aux turbulences atmosphériques. Elle travaille aujourd'hui, avec l'Ecole polytechnique de Lausanne, à la conception de passerelles pliantes et, avec l'industrie aérospatiale de Toulouse, à la mise au point de supports de radar articulés.

Mais c'est dans le domaine des sciences de la vie que la tenségrité pourrait trouver les applications les plus innovantes. L'un des premiers à s'y être intéressé, Donald Ingber, directeur d'un institut de biologie à l'université Harvard, était l'invité, lundi 9 mars à Paris, du département recherche et technologie de la maison Chanel, qui étudie les processus de perte de souplesse de la peau pour élaborer ses produits cosmétiques antivieillissement.

Pour le chercheur américain, la cellule vivante se comporterait comme un système en tension-compression, interagissant avec son environnement physique. Ces forces mécaniques seraient "aussi importantes", pour le fonctionnement des tissus cellulaires, que les réactions biochimiques - expressions de gènes, synthèse de protéines - mises en avant par la biologie classique.

Au niveau cellulaire, les barres et les câbles seraient les réseaux de polymères qui constituent le cytosquelette : les filaments d'actine, contractiles (qui compriment la cellule), et les microtubules, très rigides (qui résistent à cette compression). Ces fibres, reliant le noyau à la membrane de la cellule, en feraient un corps "mécano-sensible".

APPROCHE CONTROVERSÉE

Sans se référer à la tenségrité, une équipe française animée par Emmanuel Farge (Mécanique et génétique du développement embryonnaire et tumoral, Institut Curie-Inserm) a publié des travaux montrant, chez la mouche drosophile, que certains gènes contrôlant le développement de l'embryon sont effectivement mécanosensibles. Ce qui leur permet de détecter l'état d'élaboration de sa morphologie. En particulier, c'est un mouvement mécanique interne à l'embryon de mouche, comprimant ses cellules antérieures, qui induit l'expression d'un gène (TWIST) nécessaire à la formation du tube gastrique intestinal fonctionnel, vital pour la larve une fois éclose.

En extrapolant, on pourrait imaginer, en attribuant une forme donnée à une cellule souche, par simple pression, de contrôler sa différenciation en cellule osseuse ou nerveuse, par exemple. Des études prouvent qu'en changeant la rigidité du substrat de culture, on obtient effectivement une différenciation. De la même façon, avance Donald Ingber, il pourrait être possible de "reprogrammer" mécaniquement une cellule cancéreuse, pour la faire évoluer en cellule normale.

"Depuis une vingtaine d'années, beaucoup de recherches sont menées sur les aspects mécaniques du fonctionnement cellulaire, souligne Emmanuel Farge. Elles invitent à un couplage entre déterminismes génétique et physique. La tenségrité n'est qu'un modèle parmi d'autres." Toutefois, ajoute-t-il, "les applications thérapeutiques potentielles restent encore devant nous". Donald Ingber cite pourtant des expériences de mécanothérapie, réalisées en collaboration avec un chirurgien de Harvard. Appliqué sur une plaie, un dispositif associant une éponge et des mouvements d'aspiration rythmés stimule la croissance de nouveaux vaisseaux sanguins et facilite la cicatrisation de la peau.

L'approche "tenségriste" reste controversée dans la communauté des biologistes. Ses tenants n'y voient pas moins qu'une clé de lecture universelle. Le corps humain, avec son squelette, ses muscles et ses tendons ? De la tenségrité. Le cosmos, avec ses objets célestes soumis à la gravitation ? Encore de la tenségrité. Une entreprise, un groupe social, un régime politique ou un système de pensée, avec leurs règles et leur flexibilité ? Toujours de la tenségrité...