Hervé Morin

Sur des vidéos à la bande-son parfois inaudible, sous-titrée en anglais, on devine un champ opératoire d'où dépasse une main, qui soudain s'agite. 'Avez-vous bougé ?', demande une personne masquée. 'Non', répond un patient invisible. Autres séquences : une femme fait part de son désir de mouvoir son thorax, un homme dit avoir 'bougé le coin de la bouche' - alors que tous deux sont restés parfaitement immobiles.

Ces petits films, tournés dans le bloc opératoire d'une unité de neurochirurgie des Hospices civils de Lyon, sont des documents uniques. Ils illustrent la façon dont certaines structures cérébrales engendrent des intentions de mouvement, et d'autres l'illusion que ce mouvement a été réalisé. D'autres encore sont à l'origine de mouvements dont les patients ne sont pas conscients. Ces observations ont été conduites sur des patients souffrant de tumeurs cérébrales, au cours d'interventions réalisées par le professeur Carmine Mottolese. Ces opérations nécessitent d'explorer les zones du cortex à l'aide d'électrodes, afin de s'assurer que des fonctions cérébrales importantes ne seront pas lésées par l'extraction des tissus malades. Elles supposent la coopération du patient, qui rend compte 'en direct' des effets de ces stimulations électriques.

Ces interventions chirurgicales sont aussi l'occasion d'ouvrir de nouvelles fenêtres sur le fonctionnement du cerveau. C'est pourquoi les neuropsychologues s'invitent au chevet des malades, lorsque ceux-ci sont volontaires, pour faire progresser la connaissance scientifique. C'est ce qu'a fait une équipe du centre de neuroscience cognitive (CNRS-université de Lyon), conduite par Michel Desmurget et Angela Sirigu, qui publie les résultats de ces stimulations dans la revue Science du 8 mai.

Leur conclusion principale ? Ces expériences montrent que l'intention et la conscience dépendent d'entités distinctes du cerveau. "Ce n'est pas parce que je bouge que j'ai conscience du mouvement, mais parce que j'ai une intention préalable de bouger", résume Angela Sirigu. En stimulant le cortex pariétal, on pouvait déclencher chez les patients des déclarations du type : "J'ai voulu bouger ma jambe."

Quand l'intensité de la stimulation était plus élevée, ces mêmes patients avaient l'impression d'avoir effectué un mouvement, ou même d'avoir parlé, alors que l'enregistrement de leur activité musculaire était restée atone. A l'inverse, la stimulation du cortex prémoteur voisin engendrait des mouvements inconscients. Comme si ce dispositif expérimental avait décomposé le circuit cérébral qui conduit de l'intention du mouvement à sa réalisation consciente : stimulées séparément, les structures sont elles-mêmes "inconscientes" des effets qu'elles produisent en amont ou en aval.

"En condition normale, elles travaillent ensemble", note Angela Sirigu. La chercheuse estime que cette déconstruction donne plus de poids à une théorie selon laquelle "cette portion du cerveau construit des modèles potentiels de mouvement. Pourquoi ? Pour anticiper, prédire les conséquences de ces mouvements, plutôt que de réagir."

"Ces observations sont vraiment remarquables", commente Lionel Naccache (Inserm U 556). Il vient lui-même, avec une équipe de chercheurs français, de publier un article dans la revue PLoS Biology (17 mars), où sont décrits quatre marqueurs neurophysiologiques caractéristiques de l'accès à la conscience.

Leur expérience portait sur des malades souffrant d'épilepsie sévère, dont l'activité cérébrale était surveillée en permanence grâce à des électrodes. Là encore, ces patients se sont portés volontaires pour des tests. Ils mettaient en jeu la conscience visuelle, et non pas motrice : on enregistrait leurs ondes cérébrales face à des mots projetés de façon subliminale (temps trop court pour être vu consciemment), puis devant des mots non masqués. Les résultats "supportent assez bien le modèle selon lequel l'accès à la conscience correspond à une activation globale du cerveau", résume M. Naccache. Un modèle théorique proposé en 1998 par Stanislas Dehaene, Michel Kerszberg et Jean-Pierre Changeux.

Ces études et observations nouvelles font écho à une expérience pionnière et vertigineuse de Benjamin Libet, conduite en 1983. Le psychologue américain avait demandé à des cobayes humains de pousser un bouton lorsqu'ils le souhaiteraient. Il avait montré que plusieurs centaines de millisecondes avant le moment où ceux-ci déclaraient avoir voulu agir, leur encéphale avait montré des signes d'activité particulière : le cerveau avait décidé d'actionner le bouton avant même d'en informer son possesseur. Cette expérience devait engendrer des querelles sans fin, neuropsychologiques mais aussi philosophiques et religieuses, sur la nature du libre arbitre : sommes-nous des pantins agis par nos neurones, ou bien maîtres de nos actes ?

"Nous sommes évidemment capables d'avoir des plans d'action, soutenus, à long terme, répond Lionel Naccache : il n'y a pas d'homonculus qui nous dirige." Angela Sirigu estime que la notion de libre arbitre est trop générale. Elle fait l'hypothèse qu'il y a plusieurs systèmes intentionnels dans le cerveau. L'intention du mouvement, qu'elle vient de mettre en évidence, ne serait que l'un d'entre eux. Mais d'où vient l'intention elle-même ? "Elle dérive, comme tout le reste, de l'activité de notre cerveau, elle-même stimulée par la mémoire, la vie, avance la chercheuse. Mais il faudra plus d'une expérience pour le préciser."

"On n'a pas tous les éléments, convient Lionel Naccache. Mais ce qui rend l'époque passionnante, c'est que ça progresse assez vite."