Jean-Yves Nau

On pouvait raisonnablement le supposer. C'est désormais fort heureusement démontré, et les conclusions de cette démonstration devraient au plus vite être diffusées auprès de toutes les personnes âgées, de leurs proches et de tous ceux qui les prennent en charge. Une équipe médicale et scientifique française de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dirigée par Tasnime Akbaraly, vient d'établir que les personnes âgées pratiquant régulièrement des activités de loisirs dites «stimulantes» ont un risque statistiquement nettement inférieur de souffrir de la maladie d'Alzheimer ou d'une autre forme de démence. Ce travail vient d'être publié dans la revue spécialisée Neurology.

Les chercheurs ont travaillé à partir des données de l'étude épidémiologique dite «des Trois Cités», lancée il y a dix ans. Il s'agit là d'un travail ambitieux, toujours en cours, conduit dans les villes de Bordeaux, Dijon et Montpellier, qui consiste à suivre l'évolution de l'état de santé de plus de 9500 personnes âgées de plus de 65 ans. «L'objectif principal de est d'étudier en France la relation entre facteurs de risque vasculaire et maladies neurodégénératives, expliquent les responsables. L'enjeu de l'étude est la mise en place, dans un futur proche, de stratégies de prévention de la démence, permettant d'en diminuer l'incidence et le fardeau pour notre société.»

En médecine la «démence» correspond à l'ensemble des symptômes causé par des affections cérébrales chroniques. Elle se caractérise par une détérioration progressive et globale des capacités intellectuelles, au premier rang desquelles la mémoire, l'apprentissage, le langage, la compréhension et le jugement. De ce fait la personne «démente», comme dans le cas de la maladie d'Alzheimer, a perdu toute forme d'autonomie.

Le travail qui vient d'être publié a plus précisément porté sur les observations faites auprès de 6 000 personnes vivant à Dijon et Montpellier. Le recueil des données a été réalisé à partir de questionnaires concernant le mode de vie et les loisirs associés à des bilans neuropsychologiques permettant d'assurer le repérage des cas de démences. «A partir des activités de loisirs renseignées dans l'étude, quatre catégories d'activités ont pu être distinguées» précise-t-on auprès de l'Inserm :

  • les activités de loisirs stimulantes intellectuellement (faire des mots croisés, jouer aux cartes, s'impliquer dans la vie associative, se rendre au cinéma/théâtre, pratiquer une activité artistique)
  • les activités de loisirs passives (télévision, musique, radio, tricot/couture)
  • les activités de loisirs physiques (jardinage, bricolage, marche à pied)
  • les activités de loisirs sociales (recevoir ou être reçu par des amis/de la famille)

Il s'agissait en substance d'identifier quel type d'activité de loisir était de nature à préserver au mieux la «réserve cognitive», ce processus neuronal qui, pense-t-on, peut se construire au travers d'activités régulières dans des domaines intellectuellement stimulants. Une «réserve» qui permettrait de fournir une forme de protection contre les maladies neurodégénératives cérébrales ou qui retarderait l'apparition des premiers symptômes.

Les 6.000 personnes ont été suivies durant une période de trois ans (1999-2001) durant laquelle 161 nouveaux diagnostics de démences ont été portés et confirmés par un comité d'experts. Les résultats des croisements statistiques de l'ensemble des données disponibles ne laissent aucun doute aux chercheurs: ils mettent clairement en évidence que les personnes âgées de plus de 65 ans qui pratiquent au moins deux fois par semaine une activité de loisirs «intellectuellement stimulante» ont deux fois moins de risque de développer une démence ou une maladie d'Alzheimer par rapport  aux personnes qui  pratiquent ces mêmes activités moins d'une fois par semaine. Ces conclusions sont indépendantes du niveau d'éducation, la catégorie socioprofessionnelle, le sexe ainsi que les facteurs liés au mode de vie (comme la consommation de tabac ou d'alcool) ou à l'état de santé général.

«En revanche aucune réduction significative du risque de survenue de démence n'a été observée avec les autres catégories d'activités - passives, physiques et sociales- de loisir» soulignent les chercheurs. Et non sans une certaine modestie ils concluent: «Cette association entre pratique régulière d'activités de loisirs intellectuelles et diminution du risque de démence suggère que la promotion de ce type de loisirs au sein de la population âgée pourrait constituer une intervention pertinente de santé publique

On pourrait ici être plus enthousiaste et réclamer la diffusion la plus large et la plus rapide des conclusions de ce travail et une incitation à les traduire en pratique. Quoi de plus simple que de conseiller aux personnes de plus de 65 ans de pratiquer au choix les jeux de cartes, les mots croisés de s'impliquer dans la vie associative ou d'aller au cinéma (étant bien entendu qu'au-delà des conclusions rigoureuses de ce travail la panoplie des loisirs «intellectuellement stimulants» est beaucoup plus large)?

On peut aussi, comme le font déjà certains spécialistes de neurologie depuis quelques années, élargir de beaucoup le sujet et réfléchir en amont. «Un niveau culturel élevé, la pratique régulière d'activités cognitives, les interactions sociales et même l'activité physique durant la retraite sont de nature à retarder l'apparition de la maladie d'Alzheimer, expliquait ainsi au Monde en 2007 le Pr Bruno Dubois (groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, Paris).

De même une alimentation de type «régime crétois», la consommation de poisson ou celle, modérée, de vin rouge ont une influence positive. Notre cerveau contient environ 100 milliards de neurones. Chacun peut établir jusqu'à 100 000 connexions avec d'autres. Plus un enfant sera stimulé, plus il créera une réserve importante de connexions. Plus tard cette réserve permettra de retarder l'apparition des symptômes. Des études épidémiologiques réalisées à quinze ans d'intervalle ont montré une diminution du nombre de cas proportionnelle à l'élévation du niveau culturel. La plus forte proportion de femmes touchées aujourd'hui pourrait en partie s'expliquer par un moindre niveau d'éducation de la population qui atteint actuellement l'âge où la maladie se développe. Parents, enseignants et responsables politiques peuvent dès à présent agir.»

L'affaire est d'une certaine importance. Selon un rapport d'Alzheimer's Disease International (fédération d'associations qui se consacrent à cette maladie d'Alzheimer dans le monde entier), diffusé le 21 septembre 2009, près de 36 millions de personnes souffriront de démence en 2010 ; soit une augmentation de 12 millions du nombre de cas depuis 2005. Du fait notamment du vieillissement de la population la fréquence des démences devrait ensuite pratiquement doubler tous les 20 ans, pour atteindre près de 66 millions de cas en 2030 et plus de 115 millions vers le milieu du siècle.