Hervé Morin

Des nanomachines sont en marche, littéralement. Des objets animés, à l'échelle nanométrique - du milliardième de mètre -, qui trouvent dans leur environnement des informations guidant leur action. A savoir, se déplacer en déployant des pseudopodes d'acide désoxyribonucléique (ADN), le long de voies faites de la même matière. Ou encore, se saisir de charges minuscules placées sur leur chemin. Ces 'araignées moléculaires', dotées d'un nombre variable de pattes, sont décrites dans deux articles publiés, jeudi 13 mai, dans la revue Nature.

Le rêve de machines minuscules est caressé de longue date par la science-fiction. Il tourne parfois au cauchemar, comme dans le thriller La Proie, de Michael Crichton (2002), qui imaginait les ravages engendrés par l'autoréplication de nanorobots.

Si de telles 'créatures' sont encore loin de voir le jour dans les laboratoires, les scientifiques savent depuis longtemps qu''il y a beaucoup de place en bas', pour reprendre le titre d'une conférence donnée par Richard Feynman en 1959 ('There is plenty of room at the bottom'). Le physicien américain pressentait les développements de l'électronique et des nanotechnologies, soulignant que 'manipuler et contrôler les choses à petite échelle' était un défi surmontable.

Depuis une quinzaine d'années, les spécialistes de la robotique moléculaire s'emploient à réaliser ses prophéties, en utilisant notamment un des ingrédients mentionnés par Feynman : le 'merveilleux système biologique'. 'La biologie, ce n'est pas seulement écrire de l'information, c'est en faire quelque chose', écrivait-il. Les auteurs des deux articles présentés dans Nature l'ont pris au mot, faisant de l'ADN la matière première de ce qu'ils n'hésitent plus à nommer des robots moléculaires, en utilisant sa capacité à coder de l'information et à en 'faire quelque chose'.

Prenons l'"araignée" présentée par Kyle Lund (Arizona State University, Tempe). Elle est composée d'une protéine, la streptavidine, associée à quatre fragments d'ADN, dont trois sont des ADNzymes qui fonctionnent comme les jambes de la machine. Ces ADNzymes sont des brins simples d'ADN capables de s'accoler à des molécules d'ADN complémentaires et de réagir avec elles. En l'occurrence, elles pavent une sorte de chemin fait du repliement d'une longue molécule d'ADN spécialement synthétisée pour présenter des plots auxquels les pattes de l'araignée peuvent s'accrocher successivement.

Cette structure est en fait un origami ADN, conçue pour présenter une forme spécifique en tirant profit de ses capacités d'autoassemblage. La marche est unidirectionnelle car elle détruit, pas à pas, le chemin nanoscopique. Cet Attila moléculaire est en fait guidé par les rails d'un "paysage prescriptif" en deux dimensions. L'équipe de Lund imagine que "cette stratégie pourrait engendrer des comportements robotiques plus complexes au niveau moléculaire, si des mécanismes additionnels y sont incorporés".

C'est ce qu'ont réalisé Hongzhou Gu et ses collègues (New York University), qui présentent dans Nature une "ligne d'assemblage programmable en ADN à l'échelle nanométrique". En plus du "marcheur" et de la route-origami, ils ont mis en place des machines moléculaire à base d'ADN, capables soit de saisir, soit de céder des "colis" de nanoparticules. "C'est la première fois que des systèmes de nanomachines, plutôt que des mécanismes individuels, sont utilisés pour accomplir des opérations, ce qui constitue une avancée cruciale dans l'évolution des nanotechnologies à ADN", écrit Lloyd Smith (Université du Wisconsin, Madison), dans un commentaire publié dans Nature.

S'il juge ces travaux "de très haut niveau", Christophe Vieu, du Laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes (CNRS, Toulouse), tient à relativiser les performances de ces systèmes, qu'il préfère qualifier de "machines moléculaires" plutôt que de robots, un terme selon lui un peu trompeur : "Ce qui est présenté dans le premier article aurait tout aussi bien pu être comparé à un train sur des rails."

Il souligne les différences des deux systèmes proposés, qui fonctionnent dans des milieux distincts : dans le premier cas, le mouvement, qui s'effectue sur une surface, est autonome "mais la possibilité de transporter quelque chose n'est pas montrée". Dans le second cas, il faut intervenir sur la composition de la solution dans laquelle évolue l'araignée pour l'activer ou non, et pour que le chargement soit ou non pris en charge.

Pour fabriquer des machines moléculaires, la recherche actuelle suit trois stratégies distinctes, à des échelles légèrement différentes, note-t-il. L'utilisation d'origami à base d'ADN permet d'obtenir des mouvements, qui restent très lents : il faut deux heures d'incubation pour modifier l'instruction reçue par l'araignée d'Hongzhou Gu. "Cela ne carbure pas à 12 000 tours minute, comme les moteurs rotatifs présents chez les bactéries, que nous essayons de reproduire", indique Christophe Vieu, qui poursuit cette deuxième stratégie, "biomimétique".

Ces turbines de 45 nanomètres de diamètre, comprenant 35 protéines en vingt copies, permettent aux bactéries de parcourir soixante fois leur longueur en une seconde. Après destruction de bactéries, il est possible d'en récupérer les pièces détachées, optimisées au fil de l'évolution, et d'encourager leur autoassemblage. "Nous avons observé que c'était partiellement le cas, en microscopie électronique", indique Christophe Vieu.

La troisième approche, "techno-mimétique", consiste à s'inspirer de mécanismes du "macromonde" pour les importer dans l'univers "nano", sous forme de machines constituées d'une molécule unique - pas forcément en ADN. Christian Joachim, dont l'équipe du Centre d'élaboration des matériaux et d'études structurales (CNRS, Toulouse) a été la première en 1998 à observer la mise en rotation d'une molécule rotor de 1 nanomètre de diamètre, appartient à cette école. Durant la dernière décennie, elle a ainsi fabriqué une molécule brouette, une molécule voiture et plus récemment une molécule engrenage faite de 70 atomes.

Pour Christian Joachim, l'araignée moléculaire ne dispose pas de l'autonomie qui permettrait de la qualifier de robot : "Il s'agit d'une macromolécule qui diffuse sur la surface en consommant un peu de cette surface." Il dispute même à ces machines en ADN le droit de bénéficier du préfixe "nano", dans la mesure où elles mesurent plutôt de l'ordre de 50 nanomètres et sont constituées de 5 000 à 10 000 atomes.

Qu'importe, "at the bottom", il y a bien de la place pour plusieurs approches. Mais à quoi vont bien pouvoir servir ces machines ? "Je ne sais pas du tout", répond sans fard Christophe Vieu, qui note que la vectorisation de médicaments est souvent évoquée, "sans garantie que cela marche".

Mais l'histoire des sciences fourmille d'inventions ayant trouvé des applications inattendues. Délicats automates formant un cabinet de curiosités plus que microscopiques, les nanomachines attendent leur heure.