Hervé Morin

Rien ne résiste à Craig Venter, bulldozer de la génétique. Après avoir animé la course au séquençage du génome humain, le biologiste américain vient d'atteindre l'objectif qu'il s'était fixé il y a une quinzaine d'années : construire un génome entier et s'en servir pour prendre les commandes d'un être vivant. A plus long terme, il rêve de cultiver des colonies de bactéries artificielles transformées en usines biochimiques capables, par exemple, de produire des biocarburants.

Dans la version électronique de la revue Science, du 21 mai, Venter et son équipe présentent la dernière étape en date de cette quête d'une cellule 'synthétique'. 'Nous parlons de cellule synthétique parce qu'elle est totalement dérivée d'un chromosome synthétique, fabriqué à partir de quatre bouteilles de produits chimiques dans un synthétiseur chimique, d'après des informations stockées dans un ordinateur', résume Craig Venter.

En fait, seul le génome est synthétique, copie quasi servile de celui de la bactérie M. mycoides. Et il a fallu, pour qu'il s'exprime, l'insérer dans une bactérie 'naturelle' dont le propre ADN avait été extirpé. Cet abus de langage sera probablement reproché à Craig Venter, qui n'a jamais redouté les formules chocs. Pour autant, ces travaux sont salués comme une étape majeure de la biologie synthétique.

'Tout le monde est impressionné, témoigne le généticien Philippe Marlière, cofondateur de la start-up Global Bioenergies. C'est un peu comme le jour où Gutenberg a imprimé sa première Bible. Certes, il avait emprunté la presse aux Romains et les caractères en relief aux Chinois, mais l'assemblage de ces techniques a changé l'histoire.'

L'équipe du J. Craig Venter Institute a en effet patiemment créé une ligne d'assemblage génétique inédite. En 1995, elle fut la première à séquencer les 600 000 bases du chromosome de la bactérie Mycoplasma genitalium, considéré comme le plus petit d'un organisme vivant. Par la suite, en supprimant des gènes un à un, les chercheurs ont constaté qu'on pouvait passer de 500 à 400 gènes sans que la bactérie paraisse affectée. Ce résultat, datant de 2003, l'a confortée dans la recherche d'un "génome minimal", nécessaire et suffisant à la perpétuation de la vie.

Restait à refabriquer un tel génome. Craig Venter, qui est accompagné dans ce projet par Hamilton Smith, Prix Nobel de médecine (1978), avait déjà, également en 2003, synthétisé un virus fonctionnel, PhiX174, de 5 386 bases seulement. Mais reconstituer un génome bactérien représentait un tout autre défi.

L'équipe américaine a affronté le problème sur deux fronts. Elle a démontré en 2007 qu'il était possible de transplanter un chromosome d'un microbe à un autre, de M. mycoides vers M. capricolum. La démonstration suivante fut apportée en 2008, lorsque furent décrits, encore dans Science, l'assemblage chimique et le clonage du génome de M. genitalium.

La publication de vendredi n'est "que" l'addition des deux étapes précédentes. La nature a pourtant donné du fil à retordre avant d'accepter de se laisser artificialiser. Le génome circulaire de M. mycoides est long de 1 million de bases. Pour le copier, il a fallu assembler un puzzle de 1 000 fragments de 1 080 bases, l'extrémité de chacun se superposant au suivant.

Cet ADN, où Craig Venter avait pris soin d'inscrire des filigranes prouvant qu'il était bien d'origine artificielle, a été assemblé par étapes, à l'intérieur d'une levure. Le chromosome a ensuite été extrait et injecté dans la bactérie M. capricolum. Après plusieurs mois de transplantations infructueuses, une colonie de bactéries bleues est apparue sur les boîtes de culture, preuve que la greffe avait pris.

PROTÉGER SON CONCEPT

Et maintenant ? Venter, qui aurait déjà investi 40 millions de dollars dans ce projet, a déposé un portefeuille de brevets pour protéger son concept de Mycoplasma laboratorium, hypothétique machine à tout faire des biotechnologies.

"Les bactéries actuellement employées dans l'industrie ont au moins 2 millions de bases. Mais progresser d'un facteur deux est à la portée de Venter", note Philippe Marlière. Mais la biologie va désormais reprendre ses droits sur l'ingénierie génétique : concevoir de nouveaux génomes artificiels suppose d'étudier les fonctions des gènes, ce qui promet d'être long.

A terme, pour décider de la meilleure combinaison à retenir dans un génome à visée industrielle, les promoteurs de la biologie synthétique seront confrontés à un dilemme, décrit en 2009 par Antoine Danchin (CEA/Genoscope) dans Current Opinion in Biotechnology : l'évolution a conduit les bactéries à se protéger du vieillissement par l'innovation, favorisée par certains gènes.

Dans une perspective industrielle, ces gènes introduisent une incertitude malvenue. Mais si on les réprime, "l'inconvénient sera que ces cellules vieilliront et ne pourront se diviser qu'un nombre limité de fois", indique Antoine Danchin. Entre l'inventivité de la nature et le comportement reproductible de la machine, prédit-il, il faudra trouver des compromis.