Pierre Le Hir

Il faut nous faire une raison. Nous partageons, avec le cloporte et le ver de terre, un signe distinctif. Et il faut nous en réjouir. Car ce trait commun est peut-être l'une des clés du succès du groupe auquel nous appartenons, celui des vertébrés. Il nous vient vraisemblablement, selon une étude internationale (France, Autriche, Allemagne) publiée dans la revue Science du 16 juillet, d'un ancêtre commun.

De quoi s'agit-il ? De la segmentation. Notre corps - comme celui du cloporte ou du ver de terre, donc - est formé d'une succession d'unités anatomiques identiques, qui se répètent, selon un axe longitudinal, de la tête au coccyx (ou à la queue).

Chez l'homme, ces segments, ou métamères, se repèrent facilement dans l'empilement des vertèbres. Mais la même organisation itérative vaut aussi pour les muscles intercostaux et pour les nerfs partant de la moelle épinière, ou pour les cellules nerveuses du cerveau postérieur.

Cette structure segmentée est présente chez tous les vertébrés. En témoignent, par exemple, les branchies des poissons, faites d'une série d'arcs cartilagineux identiques portant les filaments branchiaux.

Or cette configuration se retrouve chez les arthropodes (invertébrés articulés), groupe le plus répandu en nombre d'espèces comme en nombre d'individus -, il représente près de 40 % de la biomasse animale -, dont font partie les insectes, les crustacés, les araignées, les scorpions ou les scolopendres. Si le mille-pattes en est l'illustration la plus évidente, elle s'exprime pareillement chez les insectes, dont le thorax, l'abdomen ou la tête sont formés de la réunion de plusieurs segments.

Les annélides, autrement dit les vers de terre ou marins, lombrics et autres sangsues, sont le modèle le plus poussé de cette organisation anatomique : chez les juvéniles du moins, chacun des segments contient exactement les mêmes organes, muscles, nerfs et système excréteur. D'autres animaux, comme certains mollusques, présentent eux aussi des sériations morphologiques, mais moins étendues et moins systématiques.

"La segmentation, ou métamérie, a sans doute conféré un avantage évolutif aux animaux dotés de cette caractéristique", commente l'un des signataires de l'étude, Guillaume Balavoine, codirecteur du laboratoire Evolution et développement des métazoaires (Institut Jacques- Monod, CNRS-université Paris-Diderot). Au fil de l'évolution, chez les espèces segmentées, les différents éléments auraient pu se spécialiser pour prendre une fonction spécifique, sans qu'un nouvel organe soit créé de toutes pièces.

600 millions d'années

Elle pourrait être l'une des explications de la formidable diversification du vivant qui s'est produite lors de l'explosion cambrienne, voilà 540 millions d'années, et qui a donné naissance à la plupart des grands groupes actuels, dont les annélides, les arthropodes et les vertébrés. Et constituer l'une des raisons de la longévité qu'ont connue, depuis, ces trois groupes de prime abord peu apparentés.

Ce scénario, poursuit le chercheur, implique "l'existence, quelques dizaines de millions d'années avant l'explosion cambrienne - voilà quelque 600 millions d'années, donc - d'un ancêtre commun aux animaux segmentés actuels, possédant déjà une structure anatomique modulaire". Une thèse qui s'oppose à une autre théorie selon laquelle, au cours de l'évolution, la segmentation serait apparue plusieurs fois, de façon séparée, dans des groupes distincts.

Le travail publié dans Science étaye la première piste. Les chercheurs ont isolé, chez la drosophile, ou mouche du vinaigre, appartenant aux arthropodes et bien connue des biologistes, quatre gènes de signalisation cellulaire, parmi les dizaines dont on sait qu'ils interviennent, tôt dans le développement de l'embryon, dans la formation de segments. Et ils ont constaté que ces quatre mêmes gènes agissent, de façon similaire, chez un annélide marin, Platynereis dumerilii.

Conclusion : les arthropodes et les annélides possèdent très certainement un aïeul commun segmenté. Dans le cas contraire, il aurait fallu que chacun des gènes acquière la même fonction dans l'un et l'autre groupes, ce qui, notent les auteurs, semble "improbable".

Et les vertébrés ? L'étude ne dit rien de leur affiliation au même ancêtre que les arthropodes et les annélides. "Il s'agit pour l'instant d'une hypothèse vraisemblable que nous devons confirmer, en comparant cette fois annélides et vertébrés", indique Guillaume Balavoine.

Si cette hypothèse se confirme, nous descendrions ainsi, nous aussi, d'un animal qui devait être assez semblable aux vers annelés actuels. "Misérable ver de terre", "pauvre cloporte", des injures, vraiment ?