Cécile Cazenave

Pour préserver son eau minérale, la multinationale Nestlé y finance, depuis vingt ans, la conversion au zéro pesticide d'une zone de 10 km2. Au lendemain de la Conférence internationale sur la biodiversité de Nagoya, cette expérience fait figure d'exemple atypique de collaboration entre une entreprise, des collectivités locales et des agriculteurs, ayant pour objectif la protection d'un écosystème naturel.

Sur les collines vosgiennes de Vittel, la bise glacée fait onduler les prairies. On s'y roulerait presque. Et on aurait raison. Depuis vingt ans, plus un gramme de pesticide n'est pulvérisé dans les champs du bassin minéralier. Ornithologues et entomologistes ont vu s'accroître le nombre d'oiseaux et de papillons. Ce paradis écolo n'est pas l'œuvre d'un groupe de babas-cool mais d'une multinationale de l'agroalimentaire.

Alors que vient de se clore la Conférence internationale sur la biodiversité de Nagoya, l'expérience attire les regards : comment une multinationale, des collectivités territoriales et une quarantaine d'agriculteurs ont-ils pu collaborer pour protéger un écosystème naturel ? Pour Nestlé, propriétaire de la marque Vittel, ces terres, débarrassées de traitements chimiques, sont le résultat de deux décennies d'efforts. Elles protègent une corne d'abondance. Sous les bottes des agriculteurs, l'eau de pluie, emprisonnée, puis filtrée par les roches calcaires, ressort de terre sous forme d'eau minérale. Sur les 10 kilomètres carrés du bassin de captage, trois sources – Hépar, Contrex et Vittel Grande Source –- alimentent le business de la branche des eaux de Nestlé. 1,3 milliard de bouteilles d'or bleu sortent chaque année de l'usine d'embouteillage.

Une expérience pilote

Mais le filon a bien failli s'épuiser. Au milieu des années 80, Guy de la Motte-Bouloumié, alors PDG de la société des eaux, lance l'alerte. Les taux de nitrate dans les eaux de ruissellement commencent à donner des sueurs froides à l'industriel. La faute au maïs qui vient de faire une entrée fracassante dans les champs alentours. Les girondes laitières qui paissent à Vittel sont désormais nourries aux tourteaux, eux-mêmes produits à grandes rasades de produits phytosanitaires. Or l'eau minérale est strictement réglementée. Une goutte de chimie supplémentaire dans le cocktail souterrain, et c'est la fin de la poule aux œufs d'or.

Un groupe pluridisciplinaire de l'INRA (Institut national de la recherche agronomique) se charge de diagnostiquer le risque. Les chercheurs accouchent d'une ordonnance préventive sous forme de cahier des charges. Dans ce monde d'agriculture intensive, le prix de la protection de l'écosystème est une révolution : renoncement au maïs et aux phytosanitaires, compost des déjections animales obligatoire, une vache laitière au maximum par hectare. Il faut convaincre 20 000 habitants de 11 communes de changer leur mode de vie. "Sans rien faire, la ressource était mise en péril dans les trente ans. Restait à savoir comment faire accepter ces changements radicaux", se rappelle Philippe Pierre, qui planche alors sur le cas.

"Renoncer au maïs, ça nous paraissait fou"

En 1992, cet agronome prend la tête d'Agrivair. La structure, financée par Nestlé devenu entre-temps propriétaire de la marque Vittel, a pour mission d'évangéliser la zone de protection de l'eau minérale. "Il fallait prouver qu'on pouvait cultiver sans pesticide tout en conservant le niveau de production : je me suis transformé en curé de campagne", se remémore-t-il devant la grange du XVe siècle qui lui sert de repère. La profession de foi est sans concession. L'agriculteur qui signe le cahier des charges s'engage pour trente ans.

En échange, il reçoit une prime de 200 euros par hectare pendant les cinq premières années ainsi qu'une aide technique, pour soutenir sa conversion. "Le maïs, c'était le Bon Dieu ! Renoncer, ça nous paraissait fou : mais il fallait choisir entre partir et marcher dans la combine", raconte Claude Villemin. Son exploitation de 420 hectares est l'un des fleurons du projet Agrivair. Une centaine de vaches, nourries à la luzerne, produisent quelque 800 000 litres de lait par an, des quantités comparables au système intensif. Elles attendent la traite dans une immense étable robotisée. Son voisin, Dominique Sauteret, regarde les techniciens d'Agrivair retourner, à l'aide d'une imposante machine agricole, les 250 tonnes de fumier qui feront son compost du mois de décembre. Lui non plus ne regrette rien. "Cette aide technique me permet de diriger ma ferme seul et j'ai pu m'agrandir", explique-t-il. En vingt ans, son exploitation a doublé de superficie. Sans s'endetter jusqu'au cou, car une partie des terres appartiennent à Nestlé qui les lui loue pour une somme symbolique.

Ce qu'à fait Nestlé n'est pas transposable ailleurs

Certains exploitants préférèrent vendre plutôt que signer. A la faveur de leur départ, la multinationale a en effet acquis quelque 2 000 hectares, la plupart dans les années 90. Un tiers de la surface agricole de la zone de protection lui appartient. Pour s'installer sur ces terres, il faut bien sûr oublier définitivement son pulvérisateur. Cet étrange pacte écologique entre l'entreprise suisse et les agriculteurs est parfois vécu comme une tyrannie.

Olivier Grojean, qui fait partie des quelques fermiers à ne pas avoir signé le cahier des charges Agrivair, ne décolère pas : "Leur manière de faire, ce n'est pas notre religion : on veut notre maïs, des rendements élevés, et surtout être maîtres chez nous ! ", lance-t-il. A la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles, on se plaint de l'effet de contagion de ces achats fonciers. "Dans un périmètre de 20 kilomètres, les prix sont un tiers au-dessus du marché", souligne Raphaël Simonin, son vice-président. Pour cet agriculteur, sous contrat avec Nestlé, le cas Vittel restera une exception. "Les Bretons viennent nous voir pour trouver des solutions à leurs problèmes de nitrates, mais ce qu'a fait Nestlé n'est pas transposable ailleurs : un syndicat des eaux n'a pas la puissance financière d'une multinationale !"

A Vittel, l'argent du mastodonte et les expériences d'Agrivair ont fait des miracles. A l'heure de la Conférence de Nagoya, où les multinationales sont plutôt accusées de piller les ressources naturelles, les images de collaborations réussies comptent. La SNCF désherbe désormais les talus de manière thermique. L'hippodrome se débarrasse des mulots grâce à des rapaces et les greens de golf éradiquent les pucerons à l'aide de coccinelles. Les élus se réjouissent que même les jardiniers du dimanche anéantissent les mauvaises herbes au brûleur. Dans ce laboratoire à grande échelle, le consensus semble régner. La station thermale, dont le budget dépend à 70 % de Nestlé, premier employeur du département, passerait presque pour une ville d'activistes écolos. "C'est qu'il fut un temps où 80 % des habitants travaillaient pour l'entreprise Vittel, précise Jean-Claude Millot, le maire. Les gens savent ce qu'ils doivent à cette eau !