Impact de l’apprentissage de la lecture sur le cerveau
Par Benje le lundi, novembre 22 2010, 09:39 - Nouvelles Scientifiques - Lien permanent
Pour la première fois, des images détaillées de l’impact de
l’apprentissage de la lecture sur le cerveau ont été obtenues par une
équipe internationale de chercheurs. En comparant l’activité cérébrale
d’adultes analphabètes avec celle de personnes alphabétisées durant
l’enfance ou à l’âge adulte ces chercheurs ont démontré l’emprise massive
de la lecture sur les aires visuelles du cerveau ainsi que sur celles
utilisées pour le langage parlé. Coordonnée par Stanislas Dehaene
(Collège de France, Unité CEA-Inserm-Université Paris Sud 11 de Neuroimagerie Cognitive, NeuroSpin/I2BM) et Laurent Cohen (Inserm, AP-HP, Université
Pierre et Marie Curie), cette étude a impliqué des équipes
brésiliennes, portugaises, et belges. Ces résultats sont publiés en
ligne le 11 novembre par la revue Science.
L’acquisition de la lecture soulève plusieurs questions scientifiques
importantes quant à son influence sur le fonctionnement cérébral.
L’écriture est une invention trop récente pour avoir influencé
l’évolution génétique humaine. Son apprentissage ne peut donc reposer
que sur un "recyclage" de régions cérébrales préexistantes, initialement
dédiées à d’autres fonctions mais suffisamment plastiques pour se
réorienter vers l’identification des signes écrits et leur mise en
liaison avec le langage parlé [Argument développé dans le livre "Les neurones de la lecture" publié par Stanislas Dehaene aux Editions Odile Jacob en 2007]. C’est dans ce cadre que les chercheurs essaient de mieux comprendre l’impact de l’apprentissage de la lecture sur le cerveau.
Pour cela, ils ont mesuré, par IRM fonctionnelle [IRM fonctionnelle: Imagerie par résonance magnétique qui permet de
déterminer l’activité du cerveau d’une personne lorsqu’elle effectue une
tâche], l’activité
cérébrale d’adultes volontaires diversement alphabétisés, dans
l’ensemble du cortex, avec une résolution de quelques millimètres,
tandis qu’ils leur présentaient toute une batterie de stimuli: phrases
parlées et écrites, mots et pseudo-mots parlés, visages, maisons,
objets, damiers...63 adultes ont participé à l’étude: 10 personnes
analphabètes, 22 personnes non-scolarisées dans l’enfance mais
alphabétisées à l’âge adulte, et 31 personnes scolarisées depuis
l’enfance. La recherche a été menée en parallèle au Portugal et au Brésil, pays
dans lesquels, voici quelques dizaines d’années, il était encore
relativement fréquent que des enfants ne puissent pas aller à l’école
uniquement en raison de leur environnement
social (isolement relatif, milieu rural). Tous les volontaires étaient
bien intégrés socialement, en bonne santé, et la plupart avaient un
emploi. Les études ont été réalisées avec des imageurs IRM à 3 Tesla au
centre NeuroSpin (CEA Saclay) pour les volontaires portugais et au
centre de recherches en neurosciences de l’hôpital Sarah Lago Norte à Brasilia [Les hôpitaux Sarah sont une chaîne d’hôpitaux privés sous contrat de
l’état Brésilien, spécialisés dans la réhabilitation neurologique.]
pour les volontaires brésiliens. Grâce à ces travaux les chercheurs
apportent des éléments de réponse à plusieurs questions essentielles.
Comment les aires cérébrales impliquées dans la lecture se transforment-elles sous l’influence de l’éducation ?
En comparant directement l’évolution de l’activation cérébrale en
fonction du score de lecture (nul chez les analphabètes et variable dans
les autres groupes), les chercheurs ont montré que l’impact de
l’alphabétisation est bien plus étendu que les études précédentes ne le
laissaient penser.
•Apprendre à lire augmente les réponses des aires visuelles du cortex ,
non seulement dans une région spécialisée pour la forme écrite des
lettres (précédemment identifiée comme la "boîte aux lettres du
cerveau"), mais aussi dans l’aire visuelle primaire.
•La lecture augmente également les réponses au langage parlé dans le
cortex auditif, dans une région impliquée dans le codage des phonèmes
(les plus petits éléments significatifs du langage parlé, comme "b" ou
"ch"). Ce résultat pourrait correspondre au fait que les analphabètes ne
parviennent pas à réaliser des jeux de langage tels que la délétion du
premier son d’un mot (Paris->aris).
•La lecture induit également une extension des aires du langage et une communication
bidirectionnelle entre les réseaux du langage parlé et écrit: chez un
bon lecteur, voir une phrase écrite active l’ensemble des aires du
langage parlé, entendre un mot parlé permet de réactiver rapidement son
code orthographique dans les aires visuelles. Chez les personnes qui
n’ont pas appris à lire, le traitement du langage est moins flexible et
strictement limité à la modalité auditive.
À quoi servent les aires cérébrales impliquées dans la lecture avant
qu’une personne n’apprenne à lire ? L’apprentissage de la lecture
implique-t-il toujours un gain de fonction, ou bien l’augmentation des
réponses aux mots s’accompagne-t-elle de diminutions des réponses à
d’autres catégories de connaissances ?
Chez les analphabètes l’aire visuelle de l’hémisphère gauche qui, chez
les lecteurs, décode les mots écrits répond à une fonction proche: la
reconnaissance visuelle des objets et des visages . Dans cette région,
au cours de l’apprentissage, la réponse aux visages diminue légèrement à
mesure que la compétence de lecture augmente, et l’activation aux
visages se déplace partiellement dans l’hémisphère droit. Le cortex
visuel se réorganise donc, en partie, par compétition entre l’activité
nouvelle de lecture et les activités plus anciennes de reconnaissance
des visages et des objets . Aujourd’hui, on ne sait pas si cette
compétition entraîne des conséquences fonctionnelles pour la
reconnaissance ou la mémoire des visages.
Les modifications cérébrales liées à l’alphabétisation peuvent-elles
se produire à l’âge adulte ? Ou bien existe-t-il une "période critique"
pour cet apprentissage dans la petite enfance ?
La très grande majorité des effets de l’apprentissage de la lecture sur
le cortex sont visibles autant chez les personnes scolarisées dans
l’enfance que chez celles qui ont suivi des cours d’alphabétisation à
l’âge adulte. Bien entendu, ces dernières n’atteignent que rarement les
mêmes performances de lecture, mais cette différence pourrait n’être due
qu’à leur moindre entraînement. À performances de lecture égales, il
n’existe pratiquement pas de différences mesurables entre les
activations cérébrales des personnes qui ont appris à lire dans
l’enfance ou à l’âge adulte. Les circuits de la lecture restent donc
plastiques tout au long de la vie.
Ces résultats soulignent l’impact massif de l’éducation sur le cerveau
humain. Ils nous rappellent également que l’immense majorité des
expériences d’IRM cérébrale portent sur le cerveau éduqué et que
l’organisation cérébrale en l’absence d’éducation constitue un immense
territoire largement inexploré.
Référence: How learning to read changes the cortical networks for vision and
language. Stanislas Dehaene, Felipe Pegado, Lucia W. Braga, Paulo
Ventura, Gilberto Nunes Filho, Antoinette Jobert, Ghislaine
Dehaene-Lambertz, Régine Kolinsky, José Morais, and Laurent Cohen,
Science , online, 2010