Par LAURE NOUALHAT, CORALIE SCHAUB

Analyse : Dans son documentaire «Into Eternity», Michael Madsen se penche sur les enjeux du projet Onkalo, qui vise à stocker sous terre, en Finlande, des déchets radioactifs durant cent mille ans…

C’est un film déroutant, troublant, épuisant. Il convoque nos esprits dans une gymnastique mentale que peu de monde pratique : la plongée dans le temps profond, lointain, inhumainement lointain, à horizon de 100 000 ans au moins. Mille siècles ! Le documentaire Into Eternity est consacré au futur site de stockage géologique des déchets nucléaires finlandais. Dit comme ça, ça n’a rien d’extraordinaire. Sauf que si, ça l’est. Le réalisateur danois Michael Madsen nous le prouve magistralement. Il y a quelque chose de 2001, l’Odyssée de l’espace dans son film. L’esthétique - images léchées, planantes et poétiques, atmosphère crépusculaire. La bande-son qui vous fiche des frissons - mention spéciale à la Valse triste de Jean Sibelius. Et puis, surtout, la profondeur, propice au grand remue-méninges. A un vertige d’autant plus glaçant qu’il ne s’agit pas de SF.

Reliefs. Ces déchets, l’homme les a déjà produits en masse, environ 250 000 à 300 000 tonnes, en une poignée de décennies. Ils restent dangereux pendant au moins cent mille ans, certaines matières étant actives plusieurs dizaines de millions d’années. Là, on commence à défaillir. Imaginer ce que représente une telle durée, sachant que les pyramides, si lointaines, affichent à peine 4 500 ans, dépasse l’entendement. Or que fait-on, exactement, de ces encombrants reliefs de notre voracité énergétique ? On bricole. On les stocke dans autant de piscines qu’il existe de réacteurs (environ 450 dans le monde), à la surface du sol, donc à la merci des catastrophes naturelles ou des soubresauts de l’histoire. Une «solution» tenable - et encore - à horizon 10, 20, 100 ans maximum. Mais pas à 100 000 ans. D’où l’idée d’Onkalo («la cachette» en finlandais).

Ce projet, lancé dans les années 70, consiste à creuser des kilomètres de galeries dans le granit, jusqu’à 500 mètres de fond, pour y entreposer les déchets finlandais. Pour que le feu radioactif puisse s’y consumer en paix, sans aucune intervention humaine et loin de toute forme de vie. Quand le coffre-fort géologique sera plein à craquer, autour de 2 100, il est prévu de le sceller. Pour l’éternité. Ici démarre le casse-tête : comment avertir nos descendants, communiquer avec l’avenir sur plus de 3 300 générations ? Comment signaler qu’il ne faut surtout pas entrer dans ce lieu ? Comment réagira l’humain de l’an 6780 ? Et celui de 43 867, si tant est qu’il existe ?

A ce stade, la tête nous tourne comme jamais. Impossible de savoir à quoi ressembleront les sciences, les techniques, les langues, les systèmes politiques, tout. Les scientifiques interrogés par Michael Madsen semblent aussi désarmés que nous. Pour exprimer la nocivité d’Onkalo, ils ont bien pensé à toutes sortes de symboles, d’œuvres monumentales comme des forêts d’épines géantes, de dessins effrayants. Et même au célèbre Cri, d’Edvard Munch. Vaine tentative. A supposer que le message soit compris, l’homme étant ce qu’il est - curieux -, il y a toutes les chances qu’il tente quand même de pénétrer le sanctuaire. Surtout si les déchets d’aujourd’hui devaient constituer une source d’énergie demain. Une solution serait alors, comme évoqué dans le film, de «se souvenir pour toujours d’oublier» Onkalo. Vaste défi philosophique, technologique et humain. Qui nous remet nous, Homo autoproclamé Sapiens, à notre place. Comme ces ouvriers, si dérisoires face à l’immensité de leur tâche dans la nuit des tunnels humides d’Onkalo, nous paraissons trop petits, trop impuissants face à ce feu que nous prétendons maîtriser - à tort. Si le film s’attarde sur le chantier d’Onkalo, il ne faut pas oublier les pistes explorées par les autres pays nucléarisés.

Tumulus. Aux Etats-Unis, dans le désert du Nouveau-Mexique, on a déjà commencé à enfouir des colis de déchets 100% militaires au cœur d’une roche vieille de 250 millions d’années. Pour signaler ce site, les Américains privilégient des marqueurs de surface, gros tumulus en pierre sur lesquels ont été gravés des messages de prudence censés traverser les vingt-cinq mille prochaines années. Au Japon, le principe retenu est, pour l’instant, la gravure d’informations sur des plaques de métaux nobles (titane, platine…) et leur entreposage dans le sanctuaire d’Ise. Là-bas, les temples sont reconstruits à l’identique tous les vingt ans selon la tradition shintoïste, si bien que le sanctuaire a déjà traversé 17 siècles.

En France, l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra) vient à peine de commander une trentaine d’études sur le sujet (de l’opportunité d’un musée du stockage à la pérennité linguistique, en passant par l’art comme vecteur de mémoire…), mais «rien ne presse», selon le chef du projet mémoire, Patrick Charton. La loi de 2006 indique que le site de stockage géologique de la Meuse-Haute-Marne accueillera le premier colis de déchets en 2025. La phase de réversibilité (la possibilité de retirer les colis) durera un siècle, et celle de surveillance cinq siècles de plus. Pour autant, Patrick Charton a déjà commandé deux disques de saphir, d’une longévité supposée de deux millions d’années. «Mais qu’écrire dessus ? Dans quelle langue ? A qui les laisser ? Est-ce que l’Andra sera toujours là dans un siècle et demi ? La France sera-t-elle encore un pays démocratique ?» interroge-t-il. Comme les solutions explorées soulèvent encore plus de questions, il est urgent, nous dit-on, de ne pas se précipiter.