Par SYLVESTRE HUET

A Evry, des chercheurs ont réussi à sélectionner, grâce à leur «machine à évoluer», une bactérie dont l’ADN est radicalement différent de celui de tous les organismes vivants depuis 3,6 milliards d’années.

«Avec notre machine à évoluer, la biotechnologie passe du cabotage à la navigation au grand large.» Philippe Marlière, biologiste «de fortune», comme il aime à se présenter, adore les métaphores marines. Mais qu’est-ce donc que ce «grand large» ? Cet été, son équipe annonçait dans la prestigieuse revue Angewandte Chemie la naissance de «la première bactérie xénobiotique», aussitôt saluée comme «la porte ouverte à un monde biologique parallèle». «Xénobiotique» ? Etymologiquement, «étrangère à la vie». Elle l’est, en effet, cette bactérie sortie de la «machine à évoluer» inventée par Philippe Marlière et Rupert Mutzel, de l’université libre de Berlin (1). Son ADN est d’une composition absolument inédite dans les 3,6 milliards d’années de l’histoire du vivant.

Tout collégien apprend que l’ADN, support de l’hérédité de tout être vivant, qu’il s’agisse du microbe ou de l’éléphant, est un assemblage combinant quatre «bases» : l’adénine, la cytosine, la guanine et la thymine. Or, dans l’ADN de cette «première bactérie xénobiotique», il n’y a point de thymine. Cette base a été remplacée par une autre molécule, le 5-chloro-uracile, de structure proche mais toxique pour les êtres vivants… croyait-on jusqu’à présent.

Cette mutation radicale, inédite, s’est déroulée dans la «machine à évoluer» que Philippe Marlière, biologiste hors institution ne vivant que du revenu de ses brevets, présente pour la première fois à un journaliste. Elle loge dans une vaste salle, fermée par un sas de sécurité, au rez-de-chaussée du Genoscope, l’Institut de génomique du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), un des piliers du Génopôle d’Evry (Essonne).

L’engin ne paye pas de mine. Des racks fixés à une structure métallique glissent sur des rails. Sur chacun d’eux, des tubes de verres, groupés par paires, reliés par un réseau complexe de tuyaux en plastique à des bonbonnes pleines de fluides transparents ou colorés, à des seringues et des tubes plus petits.

Dans ces cylindres, des liquides dont rien, à l’œil nu, ne permet de deviner qu’ils sont des «chambres» à accélérer l’évolution des bactéries - en l’occurrence, du type Escherichia coli (E. coli). On y applique les lois découvertes par Darwin, à savoir que l’environnement exerce une pression de sélection sur les organismes : la plupart disparaissent mais ceux qui bénéficient de mutations permettant de s’y adapter survivent. Dans le système mis au point par Philippe Marlière, la sélection est accélérée : on exerce une pression, on récupère les survivants, et on les soumet illico à une pression encore plus forte. On recommence. Dix, cent, mille, dix mille fois. Chaque génération diffère de la précédente grâce à de nouvelles mutations nécessaires à sa survie. Au final, on obtient des super-mutants, très différents de la population d’origine. Ainsi va l’extraordinaire «machine à évoluer», dont Darwin n’aurait pas osé rêver.

Le «spoutnik» d’une nouvelle biotechnologie. 

Le principe est simple : il mime l’évolution qui génère en permanence des mutants. Mais ceux produits par la nature ou même par des laboratoires de génie génétique ont toujours possédé, jusqu’ici, un ADN constitué d’adénine, de guanine, de thymine et de cytosine. Obtenir des organismes dont le support de l’hérédité serait construit avec une molécule étrangère au système vivant semblait impossible à la plupart des biologistes. L’équipe de Marlière y est parvenue en obligeant les micro-organismes, placés dans l’«accélérateur d’évolution», à dépendre, pour leur survie, de cet élément étranger.

Les chercheurs ont d’abord supprimé le gène qui permet au microbe de synthétiser la thymine à partir des nutriments de son environnement. Les colibacilles ont alors dû puiser dans leur milieu de culture cette substance vitale, que les chercheurs leur prodiguaient. Mais ensuite, ils n’ont cessé de réduire les apports de thymine et d’augmenter celle de 5-chloro-uracile. Ce faisant, ils ont sélectionné, in fine, les microbes les plus aptes à survivre dans cet environnement hostile, c’est-à-dire ceux capables de construire leur ADN avec cette drôle de substance.

Tout ce système est qualifié par Philippe Marlière «génématique» (alliance de la biologie moléculaire et de l’informatique). Son architecture (commande numérique, flux contrôlés par des électrovannes) a été réalisée par le jeune informaticien Julien Patrouix. Régulièrement, des échantillons de bactéries sont prélevés. D’une part pour conserver au congélateur une «étape» de l’évolution, explique Madeleine Bouzon, chercheuse au CEA, et d’autre part pour surveiller le taux de mortalité résultant de la pression de sélection. Elle est trop élevée ? L’ordinateur réduit le taux de 5-chloro-uracile. Beaucoup de bactéries survivent ? La machine augmente la dose de la molécule.

En moins de cinq mois et 2 000 générations bactériennes, l’équipe a obtenu en juin 2009 des micro-organismes exempts de thymine dans leur ADN. «Cette durée était totalement imprévisible. Aucune théorie ne permet de calculer les chemins évolutifs possibles qui ont conduit la bactérie vers cet état inédit dans le monde vivant», souligne Volker Döring, un biologiste allemand embauché pour diriger les opérations de la machine à évoluer. Une fois obtenue cette bactérie inédite, les chercheurs ont séquencé son génome pour vérifier les mutations, analysé les détails de son métabolisme, puis écrit l’article annonçant le lancement du «spoutnik» d’une nouvelle biotechnologie, s’enthousiasme Marlière.

Mais ce «spoutnik» sent le soufre. La xénobiologie n’est qu’une branche de la «biologie synthétique», appellation sibylline d’une nouvelle et vaste ambition d’Homo faber : fabriquer des organismes si différents du monde naturel que les plantes transgéniques actuelles semblent à côté de bien timides constructions. Il ne s’agit pas de supprimer ou changer un ou deux gènes dans l’ADN d’un organisme, mais de concevoir des systèmes complexes.

La biologie de synthèse se fonde sur une démarche d’ingénieur : assembler des composants du monde vivant pour produire des «machines biologiques» au service de technologies puissantes. Fabriquer des biocarburants, traiter des eaux ou des sols pollués, produire des médicaments ou des molécules d’intérêt industriel sont autant de cibles de cette technologie qui procède à l’inverse de la biologie traditionnelle. Fabriquer d’abord, observer et comprendre ensuite.

Cette nouvelle technologie se divise déjà en voies très différentes. L’Américain Craig Venter suit la piste de l’assemblage des «briques de base» pour tenter de créer un génome fonctionnel d’une taille minimale. D’autres s’inspirent de démarches informatiques pour «reprogrammer le vivant» à partir de fonctions biologiques connues. L’équipe de Marlière, avec sa «machine à évoluer», utilise à l’inverse une approche fondée sur les lois de l’évolution : «C’est la vie elle-même, relève-t-il, qui se charge du travail !»

«Ne pas ouvrir la boîte de Pandore». 

Cette intervention radicale sur le vivant soulève de nombreuses craintes et des débats sur les risques de la biologie synthétique sont déja en cours. L’un des premiers articles relatant la découverte de l’équipe Marlière au public, dans un journal allemand, était illustré par le monstre de Frankenstein jouant à un jeu de construction biologique. Des critiques supplient déjà les chercheurs de «ne pas ouvrir la boîte de Pandore de la biologie synthétique» (2).

Le débat a son pendant politique. A l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, la députée de l’Isère, Geneviève Fioraso, prépare un rapport sur «les enjeux de la biologie de synthèse», après un colloque franco-américain organisé en mai. Le petit monde des responsables politiques s’intéressant à la technologie s’inquiète d’un blocage social similaire à celui rencontré sur les plantes transgéniques. Echaudés par l’échec des débats organisés sur les nanotechnologies, dont certains ont été interrompus par des opposants radicaux du groupe grenoblois Pièces et main-d’œuvre (PMO), députés et sénateurs ne savent plus par quel bout prendre ce sujet mêlant science, technologies, démocratie et risques. Ces débats où fusent les grands mots (principe de précaution, vision «prométhéenne», transgression des lois de la nature…) produisent souvent des discussions absconses, parfois très éloignées des objets réels en cause.

Averti par le redoutable effet boomerang des promesses inconsidérées faites par certains scientifiques lors du décryptage du génome humain ou de l’essor des nanotechnologies, Philippe Marlière reste prudent sur les applications qui pourraient surgir de la biologie de synthèse. Il préfère insister sur «la sécurité» que lui semble pouvoir apporter, à terme, sa démarche : l’idée consiste à fabriquer des organismes si éloignés des standards chimiques de la vie qu’ils n’auront aucune chance de survivre dans un milieu naturel, et encore moins de s’y disséminer.

Le commentaire saluant la première bactérie xénobiotique dans Angewandte Chemie soulignait ainsi que le monde vivant serait protégé de ces organismes «chimiquement modifiés» par un «pare-feu génétique»(«firewall»), référence aux systèmes de protections informatiques. A terme, explique Madeleine Bouzon, la machine à évoluer devrait permettre de «substituer quatre molécules aux quatre bases de l’ADN». C’est l’objectif du programme Xénome, financé par le Génopôle et auquel participe le CEA, qui prépare déjà l’installation de trois autres systèmes du même type.

La confiance dans les structures sociales s’effondre. 

La sincérité des biologistes qui souhaitent réaliser des constructions biologiques «sûres» ne fait pas de doute. Mais sera-t-elle suffisante pour convaincre l’opinion publique d’utiliser cette technologie ? On peut en douter, puisque cette dernière se constitue moins par la compréhension de ses objets techniques ou biologiques que sur la confiance dans les structures sociales (gouvernement, Parlement, agences d’expertise et de contrôle, etc.) chargées d’encadrer et surveiller les technologies innovantes. Or, cette confiance s’effrite, voire s’effondre. Selon un sondage paru en septembre dans la Recherche, 81% des Français «n’ont pas confiance dans le gouvernement» sur les enjeux technologiques, et 72% se méfient de la capacité des scientifiques à étudier «de manière indépendante la sûreté des centrales nucléaires».