Paul Benkimoun et Gilles van Kote

C'est ce qui s'appelle ne pas y aller avec le dos de la cuillère. Dans un article publié, jeudi 2 février, par la revue Nature, trois scientifiques de l'université de Californie, à San Francisco, affirment que la menace sur la santé publique constituée par la consommation excessive de sucre, en particulier de fructose, est telle qu'elle justifie la mise en place de mesures comparables à celles prises afin de limiter la consommation de tabac et d'alcool.

Le lien établi entre consommation de sucre et augmentation des maladies non transmissibles - diabète, obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, etc. - ainsi que la similitude entre certains effets du fructose sur l'organisme et ceux de l'alcool plaident, selon Robert Lustig, Laura Schmidt et Claire Brindis, en faveur d'un encadrement strict de la vente des produits sucrés et de leur taxation.

Les troubles métaboliques liés à la sédentarité et à une alimentation trop riche en graisses et en sucres ont un énorme impact sanitaire et favorisent les maladies non transmissibles, qui provoquent plus de 35 millions de morts par an dans le monde, soit davantage que les maladies infectieuses. Ces pathologies sont loin d'être l'apanage des riches : elles pèsent pour 80 % sur les pays à revenu faible ou intermédiaire. Dans les pays occidentaux, elles frappent surtout les couches les plus défavorisées. "Il y a 366 millions de diabétiques identifiés dans le monde, et leur nombre devrait atteindre les 500 millions en 2030", indique le professeur Serge Halimi, le chef du service de diabétologie, endocrinologie et nutrition du CHU de Grenoble. La planète compte à présent 30 % de plus de personnes obèses que d'individus sous-alimentés.

En 2003, Jim Mann (université d'Otago, Nouvelle-Zélande) affirmait, dans le Bulletin de l'OMS, qu'il "existe énormément de preuves que le saccharose et les sucres ajoutés aux aliments contribuent à l'épidémie mondiale d'obésité". L'Organisation mondiale de la santé (OMS) et l'ONU ont pris conscience du problème, qui ont adopté, en septembre 2011, une résolution appelant à promouvoir l'activité physique et une alimentation ne présentant pas d'excès en graisses, en sel et en sucre. Une prise de position que les auteurs de l'article de Nature jugent insuffisante, estimant que le sucre, "l'un des principaux coupables de cette crise sanitaire mondiale, demeure non surveillé". Le sucre serait-il aussi dangereux pour la santé que le tabac ou l'alcool ? Ce n'est pas ainsi qu'il est perçu en tout cas et, contrairement aux deux autres substances, il est indispensable à notre alimentation.

Sur le plan qualitatif, la nature du sucre a son importance. Le fructose, qui entre - avec le glucose - dans la composition du sucre courant, fait figure de principal accusé. Pas tant celui que contiennent naturellement les fruits que le fructose utilisé comme additif pour renforcer la saveur sucrée. Les Américains l'utilisent abondamment sous forme de "sirop de maïs à haute teneur en fructose" dans les entremets et les gâteaux. "Les fruits ne nous fournissent pas plus de 20 à 30 grammes de fructose par jour. Mais les sirops utilisés dans l'industrie peuvent en apporter jusqu'à 150 grammes au quotidien, explique M. Halimi. Cet apport massif provoque le syndrome métabolique qui associe stockage de graisse dans le foie, hypertension artérielle, diabète et risque cardio-vasculaire, surtout chez des individus prédisposés."

Ce n'est pas tout : Robert Lustig et ses collègues affirment que "le fructose exerce sur le foie des effets toxiques similaires à ceux de l'alcool", ce qui "n'est pas surprenant puisque l'alcool est dérivé de la fermentation du sucre". Surtout, ils insistent sur le fait que de "nombreuses études se sont intéressées aux propriétés du sucre induisant une dépendance chez l'homme". Au rang des effets, ils mentionnent notamment l'atténuation du signal de la faim, l'interférence sur le sentiment de satiété et la diminution du plaisir procuré par les aliments, qui pousserait l'individu à consommer davantage.

Pour les trois universitaires californiens, les actions de prévention sont inefficaces face à la gravité de la situation. Ils recommandent plutôt de taxer fortement tous les aliments et boissons contenant des sucres ajoutés, précisant qu'il serait nécessaire de faire doubler le prix des sodas pour "en diminuer significativement la consommation". En France, la taxe sur les boissons sucrées, entrée en vigueur le 1er janvier, est de 7,16 euros par hectolitre. Ils suggèrent de limiter le nombre des points de vente de sucreries et d'en réduire les heures d'ouverture, voire de fixer un âge minimal pour pouvoir acheter des boissons sucrées. Et de réduire également le nombre de distributeurs automatiques dans les écoles et les lieux de travail. En France, ces distributeurs sont interdits dans les écoles depuis 2005.

Pourtant, il semble difficilement imaginable d'appliquer dans l'Hexagone la politique préconisée par les experts américains. "Il faudrait une évolution considérable des mentalités", estime le député (UMP) Yves Bur. Promoteur de l'interdiction de fumer dans les lieux publics et sur les lieux de travail, il souligne le poids des groupes de pression, rappelant qu'une manifestation comme la Semaine du goût est financée par la filière du sucre. En juin 2011, le PS avait déposé une proposition de loi afin d'obliger les industriels à revoir leur politique de vente de produits alimentaires plus sucrés outre-mer, qui favorise l'obésité. Sans suite, pour le moment.

Selon l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), la vision des auteurs de l'article de Nature est déformée par leur prisme américain. "Les comportements alimentaires sont différents aux Etats-Unis et en Europe, affirme Cécile Rauzy, la directrice qualité-nutrition de l'ANIA. En France, la démarche adoptée est, plutôt que d'interdire, de proposer des alternatives et d'améliorer les produits existants." Dans l'Union européenne, un règlement publié en novembre 2011 rend obligatoire, pour tous les produits alimentaires, d'ici à 2016, un étiquetage mentionnant la valeur énergétique, ainsi que la quantité de graisses, d'acides gras saturés, de glucides, de sucres, de protéines et de sel.