La bouche comme porte d'entrée pour des maladies mortelles ? Cela semble invraisemblable pour le grand public mais pas pour les spécialistes de la santé buccale. "On trouve de plus en plus de recherches épidémiologiques sur l'état de la dentition et des gencives relativement à la manifestation de maladies cardiovasculaires, du diabète de type 2 et de certains types de cancers", mentionne Elham Emami, professeure à la Faculté de médecine dentaire de l'Université de Montréal.

Une saine dentition permettrait de mieux mastiquer, un geste qui facilite la digestion. De plus, les gens qui ont de bonnes dents font en général de meilleurs choix nutritionnels: plus de fruits et de légumes, moins de sucre et d'alcool. Les dents et les gencives seraient ainsi des barrières naturelles contre différents contaminants.

Avec son collègue de la Faculté de médecine le Dr Igor Karp, la professeure Emami vient d'obtenir 120 000 $ sur deux ans pour étudier l'incidence du cancer colorectal chez les personnes édentées. "Le Québec est l'un des endroits dans le monde où l'on compte le plus de personnes qui n'ont plus de dents dans la bouche: 40% des gens de 65 ans et plus, selon une enquête récente", résume la Dre Emami. Quant au cancer colorectal, il serait parmi les plus meurtriers au Canada. La chercheuse rapporte que, chaque semaine, environ 430 Canadiens apprennent qu'ils en sont atteints et 175 en meurent. "Le Québec a l'un des plus hauts taux de mortalité et de morbidité liés au cancer colorectal au pays", ajoute-t-elle.

Si quelques études ont cherché à clarifier les liens entre la dentition et l'apparition des tumeurs, aucune n'avait spécifiquement porté sur les personnes édentées. L'équipe de la Dre Emami tiendra compte également des maladies parodontales, considérées comme des facteurs de risque favorisant le développement du cancer. "La revue de la littérature scientifique nous conduit à trois études récentes sur un sujet similaire. Deux d'entre elles n'étaient pas concluantes, alors que la troisième révélait un lien de cause à effet entre l'état de la dentition et l'incidence du cancer colorectal. Mais ces études présentaient certaines lacunes que nous voulons combler. Notre objectif est de dépister 500 cas et autant de sujets témoins, et de concentrer nos efforts sur le lien de causalité", explique-t-elle.

L'Ordre des dentistes du Québec et l'Université de Montréal sont les principaux partenaires de cette recherche. Plusieurs experts de l'Université McGill et de l'UdeM y collaborent, ainsi que des chercheurs du CHUM.

Une étude pilote, menée auprès de 30 patients, a permis de mesurer la faisabilité du projet de recherche et de préciser la méthodologie. Quinze hôpitaux montréalais participeront au recrutement des sujets; les entrevues dureront environ 90 minutes. L'hypothèse principale est que l'absence de dents prédispose au cancer colorectal. On veillera par ailleurs à spécifier à quel point les maladies parodontales et les facteurs génétiques accroissent les risques.

Elham Emami ne s'étonne plus des réactions qu'elle suscite en présentant ses projets de recherche. "Il y a rarement des dentistes dans les comités de pairs qui évaluent les demandes de subvention. Ceux-ci sont donc peu sensibilisés à l'influence de la santé buccale sur la santé en général. Mais les choses changent avec le temps. De plus en plus, on prend en considération des facteurs environnementaux et comportementaux en médecine, et les chercheurs en dentisterie peuvent apporter leur expertise."