Justine Sagot - AFP/THOMAS COEX

Alors que le débat sur leur dangerosité continue de diviser les scientifiques, la justice elle-même hésite à faire jouer le principe de précaution, au grand regret de certaines associations.

Pour le petit Romain, tout a commencé le 20 juin 2007. Un jour qu'il n'oubliera jamais, ses parents non plus. Alors âgé de sept ans, Romain est inscrit à l'école primaire de Rexpoëde (Nord), située à 80 mètres de plusieurs antennes relais de téléphonie mobile. En l'examinant, les médecins découvrent qu'il est atteint d'une tumeur cérébrale de 5 cm de diamètre. Opéré le soir même, il commence une longue lutte contre la maladie, un calvaire qui le laissera d'abord dans un fauteuil roulant pendant plusieurs mois, puis dans une chambre stérile pour y recevoir des traitements de chimiothérapie.

Cinq ans ont passé. Romain est aujourd'hui en voie de rémission. Mais Zoé, une fillette de 5 ans inscrite dans la même école, a connu un destin plus dramatique elle est morte en 2009 de la même maladie. "Lorsqu'elle est décédée, je me suis dit que ce n'était pas un hasard, que quelque chose ne tournait pas rond avec ces antennes relais" confie Isabelle Burgrave, la maman de Romain.

Taux anormalement élevé de cancers infantiles

Selon un recensement de l'association Priartem (Pour une réglementation des implantations d'antennes relais de téléphonie mobile), cette école nordiste fait partie des six établissements scolaires français qui, exposés de manière directe au champ électromagnétique d'antennes relais, présentent - ou ont présenté - un taux anormalement élevé de cancers infantiles. Les premiers cas sont apparus au tout début des années 2000 à Saint-Cyr l'Ecole (Yvelines), Ruitz (Pas-de-Calais), Lyon puis à Draveil (Essonne), Rexpoëde et Villeneuve-de-la-Raho (Pyrénées orientales)*. "Le lien entre les maladies et les antennes n'est pas prouvé, mais cela fait beaucoup de coïncidences", estime Paul , 43 ans, dont la petite fille, élève à l'école de Ruitz pendant deux ans, a été emportée par un cancer du cerveau en 2004.

Pour l'heure, les études scientifiques se succèdent, et se contredisent. La présidente de Priartem, Janine Le Calvez, voit là un "message brouillé" et ajoute que les " intérêts économiques majeurs qui sont en jeu ", n'incitent guère le gouvernement à modifier la législation en vigueur.

Tandis que plusieurs pays européens (Autriche, Luxembourg, Italie, Russie, Pologne...) fixent des seuils d'exposition aux ondes électromagnétiques allant de 0,6 volts/mètre à 6 volts/mètre, la France, par un décret du 3 mai 2002, fixe, elle, les valeurs limites d'exposition du public à un champ électromagnétique de 41 à 61 v/m. "Cette loi est obsolète", tranche Janine Le Calvez.

"Distribution aléatoire des cancers sur le territoire"

Les enquêtes menées par l'Institut national de veille sanitaire (INVS) à Ruiz et Saint-Cyr l'Ecole ont conclu à une "distribution aléatoire des cancers sur le territoire". Autrement dit, tout cela relèverait du hasard. Georges Salines, directeur du département "Santé environnement" de l'INVS, le confirme à L'Express : " A partir du moment où aucun lien entre les maladies et les ondes n'est clairement établi, on ne peut pas exclure que ces cas soient dus au hasard ".

Aucune enquête sanitaire approfondie n'a par la suite été jugée utile en ce qui concerne les quatre autres cas recensés par Priartem. "On ne pouvait pas nous faire le coup du hasard six fois" ironise Janine Le Calvez. Pour Georges Salines, ces choix sont justifiés. Selon lui, le signalement de deux cas de cancers sur une zone et dans une période limitée est effectivement "supérieur à la moyenne nationale", mais aucun facteur environnemental n'a été identifié comme risque sanitaire potentiel dans les enquêtes en question, et de nombreux autres cas similaires existent en France, sans que des antennes relais soient situées à proximité. 

Reste que la population infantile est plus sensible aux champs électromagnétiques. Selon le Dr Annie Sasco, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, et ancienne directrice d'une unité de recherche au Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), il faudrait comparer les cas détectés dans des établissements exposés aux ondes et ceux apparus dans des écoles non exposées. Pour elle, le doute sur l'innocuité des antennes relais devrait profiter aux riverains. 

En mai 2011, le CIRC a classé les champs électromagnétiques parmi les agents "cancérogènes possibles pour l'être humain". Or, d'après le Dr Sasco, l'OMS disposait de suffisamment d'éléments pour les placer " de façon exceptionnelle sur la seule base d'une évidence épidémiologique limitée" dans la catégorie supérieure - donc plus inquiétante - des agents "cancérogènes probables pour l'être humain". Mais une telle classification aurait "incité les gouvernements à adopter de nouvelles réglementations", souligne Janine Le Calvez. 

"La nouvelle stratégie juridique" des opérateurs de téléphonie mobile

Dans ces conditions, certains riverains tentent d'obtenir de la justice le retrait ou le déplacement des antennes. L'incertitude scientifique se déplace alors sur le terrain juridique, compliquant la tâche de magistrats hésitants et eux-mêmes en désaccord.... 

Ainsi, en octobre 2008, le tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine) prononçait le démantèlement d'une antenne à Tassin-La-demi-Lune (Rhöne). Motif : au regard de certaines connaissances scientifiques, les habitants étaient fondés à craindre des dommages. Mais de telles décisions demeurent rares. D'après l'avocat aixois Jean Victor Borel, spécialisé dans le contentieux judiciaire des antennes relais, le principe constitutionnel de précaution, en vertu duquel l'absence de certitudes scientifiques ne saurait retarder l'adoption de mesures préventives, n'est pas clairement privilégié par les juges. 

Un maire peut, lui, user de ses pouvoirs pour interdire une nouvelle antenne sur le territoire communal. Mais d'après Me Borel, le Conseil d’État tend à "resserrer la vis" depuis 2005, "de telle sorte que les chances d'aboutissement devant le juge administratif sont devenues quasi nulles". Ainsi, le 30 janvier dernier, le Conseil d’État a annulé les arrêtés d'interdiction d'implantation d'antennes Orange prononcés par le maire de Noisy-le-Grand, Michel Pajon, estimant que le risque n'était pas suffisamment caractérisé. Une décision que déplore Me Borel: "Voilà que le Conseil d'Etat se substitue au maire dans son appréciation du risque sanitaire et ne prend en considération que les études concluant à l'absence de risque. Or qui aujourd'hui peut balayer les études allant dans le sens inverse?". 

Les opérateurs de téléphonie mobile, conscients d'une prise de position du juge administratif plus favorable à leurs intérêts, jouent depuis quatre ans la carte de l'incompétence du juge judiciaire pour traiter des demandes de démantèlement d'antennes. Cette " stratégie ", s'avère payante. Les autorisations d'implantation d'antennes sont délivrées aux opérateurs par l'Autorité Nationale des Fréquences (ANFR), autorité publique. Le 14 mai dernier, le Tribunal des conflits a considéré que leur remise en cause par des personnes privées devant des magistrats de l'ordre judiciaire constituait une immixtion dans les pouvoirs de l’État et a ainsi tranché en faveur de la compétence exclusive du juge administratif. Selon Me Borel, cette décision n'offrant plus qu'une seule voie de recours aux riverains est "lourde de conséquences en matière de démocratie". Ne serait-elle pas davantage " une construction politique? " ou du moins "une solution artificielle visant à aboutir au résultat souhaité?". Les opérateurs viennent en tout cas de remporter une bataille juridique importante dans la guerre des ondes.