Trop souvent vue comme une version « soft » du trouble bipolaire, c'est aussi une marque de grande sensibilité.

À chaque décennie son trouble mental? À la fin des années 1990, les addictions avaient le vent en poupe. Tout un chacun pouvait se demander s'il n'était pas «accro»: au jeu, aux achats compulsifs, au sexe. Aujourd'hui, ce sont les troubles bipolaires qui semblent tenir le haut du pavé. Il suffit pour s'en convaincre de voir le nombre de publications scientifiques ou grand public qui leur sont consacrées. Ou de comptabiliser les sites où peuvent s'exprimer les malades bipolaires.

Consécration suprême, une héroïne de série télé en est atteinte: Carrie Mathison, agent de la CIA et personnage central de Homeland, alterne phases d'hypomanie, où elle est persuadée de pouvoir coincer le coupable recherché, et périodes dépressives, où elle s'avère impuissante et incomprise de ses collègues les plus proches. À chaque épisode, le téléspectateur retient son souffle et se demande: «Dans quel état Carrie va-t-elle se retrouver?»

Ces oscillations émotionnelles qui font parfois ressembler la vie à un parcours de rodéo sont bien les marques de la maladie bipolaire, pendant très longtemps appelée «maniaco-dépression». Mais pas seulement. «L'homme est par nature un être de cycles, affirme le Dr Nicolas Ian Duchesne, psychiatre spécialiste des troubles bipolaires à Montpellier. C'est-à-dire que notre humeur est forcément variable, car influencée par l'environnement, les saisons, notre état physique, etc. Et les femmes le savent mieux que tous: leurs fluctuations hormonales accentuent encore davantage en elles cette instabilité émotionnelle qui est la marque du vivant

Soit. Mais à la fin du XIXe siècle, des psychiatres allemands spécialistes de la psychose maniaco-dépressive, Hecker et Wilmanns, ont donné le nom de «cyclothymie» à ces alternances et, depuis, ce terme reste plus ou moins à la frontière de la pathologie. «Le problème, c'est que la cyclothymie est présentée comme une “version soft” de la bipolarité, regrette le Dr Nicolas Duchesne. Or, plus qu'à un trouble, elle renvoie à un tempérament.»

«Une constitution poétique et une hypersensibilité», ajoute Régis Blain, cyclothymique invétéré et ex-patient qui a contribué au livre du Dr Elie Hantouche J'apprends à gérer ma cyclothymie (Éd. Josette Lyon) et se bat sur son blog pour que les «ups and downs» ne soient pas systématiquement médicalisés. «À force de voir de la maladie partout, on risque de considérer le spleen baudelairien comme de la dépression avérée… Aurait-on prescrit du lithium à Marcel Proust ?» Et Régis Blain de militer pour la reconnaissance d'une biodiversité psychique qui, à l'égal de la nature, permet à toutes sortes de personnalités de co-exister sans se soumettre à une norme. Quelle que soit cette norme. «On considère avec tolérance les artistes et créateurs comme des êtres lunatiques, caractériels et fantasques, alors que le quidam devrait plutôt être remis “droit” dans cette zone grise qu'est la cyclothymie», regrette-t-il.

«La santé psychique est une alternance d'humeurs»

Il suffit de voir certains sites consacrés à la détection des enfants bipolaires pour comprendre qu'on flirte là avec une forme de chasse à l'hypersensibilité, celle-ci n'étant pas très bien vue dans notre société de contrôle.

Le psychanalyste Saverio Tomasella, qui publie ces jours-ci Hypersensibles: trop sensibles pour être heureux? (Éd. Eyrolles), va dans le même sens: «Je n'emploie pas ce terme technique de “cyclothymie”, explique-t-il, car, au fond, la santé psychique réside justement dans l'alternance d'humeurs différentes. Et nous trouvons notre équilibre profond dans ces déséquilibres qui se réajustent sans cesse. Plus inquiétantes sont les personnalités insensibles, les psychorigides par exemple, ou les tyrans autoritaires.»

Des points d'accord existent cependant entre tous ces experts: le premier, c'est que la souffrance de la personne vis-à-vis de sa différence est le motif de prise en charge. «Dans nos sociétés occidentales, l'hypersensibilité fait plutôt honte, constate Saverio Tomasella. Afin de pouvoir considérer celle-ci comme une marque de leur personnalité profonde, certains doivent être aidés

Autre consensus: s'il y a des «cycles» dans la maladie bipolaire comme dans la cyclothymie, la première génère des épisodes longs (notamment côté dépression) lorsque la seconde suppose des alternances d'humeur rapides, au quotidien. Enfin, et ce point permet de poser un diagnostic, les conséquences pour la personne de ses phases d'exaltation. Lorsqu'elle se met à acheter deux cents boîtes de thon à l'huile «parce qu'il y a une promotion», ainsi que nous l'a raconté un psychiatre, ou qu'elle passe la nuit à téléphoner à «ceux qu'elle aime parce qu'elle pense à eux», la bipolarité devient probable.