Jean-Laurent Cassely

Normes, procédures, indicateurs, schémas, audits... La bureaucratie moderne a deux caractéristiques : tout le monde la hait, mais personne ne peut plus vivre sans. Et ça n'est pas près de s'arrêter. Plongée dans un monde trop normal avec le récent essai «La bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale» de Béatrice Hibou.

Lorsqu'on évoque la bureaucratie, c'est souvent en référence à un monde cauchemardesque et kafkaïen au sein duquel les individus sont confrontés à des fonctionnaires déshumanisés, obsédés par le respect de la procédure. C'est une fameuse scène du film Brazil qui illustre le mieux les dérives de l'emballement de la machine bureaucratique, quand une simple erreur de typographie aboutit à l'arrestation et à la mort d'un innocent confondu avec un terroriste recherché par le gouvernement. 

Une bureaucratie inspirée par le management

Bon, que celui qui n’a jamais eu envie de rouer de coups un guichetier de service public nonchalant, de faire exploser un centre d’appel ou de brûler un formulaire (le site service-public.fr en recense 468) sur lequel la case qui correspond à votre situation n'a pas été prévue me jette la première pierre.

Sauf qu’avec l’essai de la politologue Béatrice Hibou (directrice de recherches au CNRS), La bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale (La Découverte), le changement de perspective est total, puisqu'il associe la notion de bureaucratie à celle de capitalisme, et la pratique bureaucratique au monde de l'entreprise.

Ne partez pas tout de suite, gentils libéraux, ça n'est pas un brûlot gauchiste, contrairement à ce que son titre laisserait entendre. «Le terme néolibéral est très polarisant, admet l’auteur, mais il n’y a pas de connotation morale ou normative. Pour Foucault, le néolibéralisme est l’art de gouverner qui se réfère à l’entreprise, et à ses caractéristiques: marché, qualité, évaluation, productivité, etc.»

La bureaucratie est une conséquence de la spécialisation des tâches et du désir de rationalisation, comme le sociologue Max Weber l’a montré le premier au XIXème siècle. C’est pourquoi elle ne s’oppose pas à la sphère économique privée, mais en est la conséquence directe. Pour Weber, «la bureaucratie n’est pas un organisme parasitaire, elle est un élément nécessaire et fondamental du capitalisme», écrit Béatrice Hibou.

C’est donc exactement l’inverse du mythe du self-made-man, frondeur et anti-régulation, qui émerge avec cette autre définition d’une société aux normes: «On ne voit la bureaucratie que dans sa forme étatique d’administration, alors que la bureaucratie a de nombreuses formes.» C'est-à-dire d'autres que celle-ci, qui domine dans l'idée que s'en font les ultralibéraux. Il y a ainsi tout une forme de bureaucratie par les normes, les procédures, les codages, les formalités, qui s'épanouit parfaitement dans l'entreprise, vit en symbiose avec ses impératifs de prévision, de mesure, de contrôle, d'évaluation, de reporting et la nécessité de se conformer à des normes de qualité.

C’est tout sauf un processus nouveau. Ce qui en revanche a changé, et a poussé la bureaucratie à grossir, c’est que la spécialisation, la division du travail, la fragmentation des tâches et des parties-prenantes (sous-traitants, délocalisations) sont tels que l’inflation des normes est sans doute la seule manière pour tout ce petit monde mondialisé de continuer à fonctionner.

Car un monde bureaucratisé est aussi un monde normalisé: «La normalisation, en relation directe avec la mondialisation des marchés, est au cœur des enjeux de nos sociétés de demain», précise le portail de l'Afnor, organisme français de la norme. Vous n'êtes sans doute pas au courant, mais en ce moment une commission de normalisation de l'Afnor planche sur l'établissement d'une norme sur «le Cacao durable et traçable»...

Politique, gouvernance, ONG… vers la bureaucratisation universelle

Tout l’intérêt du livre de Béatrice Hibou est d’expliquer la généalogie de cette bureaucratie, en la reliant donc à l’entreprise néolibérale, dont les normes de fonctionnement inspirent toute la société. Les normes managériales se sont largement diffusées dans l’administration, sous l’impulsion de la doctrine du new public management, ou nouveau management public en bon français de l’Ena.

Il s’agit principalement d'utiliser des procédures, des indicateurs, des évaluations pour améliorer la qualité de service, réduire les dépenses et toujours rationaliser la production de service: RGPP, T2A, classements universitaires, toute une batterie de réformes s'inspire directement de ce modèle de rationalisation, qu’on peut résumer avec l’auteur comme «le passage de l’obligation de moyens à celle de résultat».

Cette optique managériale et rationalisante se retrouve même dans les pratiques des ONG, auxquelles l’auteur consacre une partie de son ouvrage. Partout où elle est employée, cette formalisation a pour conséquence «la dépolitisation de la question», «son éloignement par la mise en chiffres». On pourrait avancer que plus on discute des modalités de mise en œuvre de la compétitivité française, moins on se pose la question de la finalité d’une telle action…

 Citant l’exemple de la gestion de la pauvreté, Béatrice Hibou écrit: «Toute une “cascade” de mesures de politiques économiques sont définies, qui sont promues par des discours et des schémas, sont contrôlées par des indicateurs de performance et des audits, sont mises en concurrence par l’établissement de benchmarks, sont déployées grâce à des mécanismes de récompense et de pénalité à travers un système sophistiqué d’informations et le principe d’automaticité des aides.»

Grâce à ces exemples, on comprend mieux ce que la bureaucratisation d’un problème peut avoir de politique —sous des dehors justement apolitiques. Elle peut contribuer à ce que l’auteur appelle une «production de l’indifférence», qui rend les politiques non pas impuissants, mais plus que jamais cantonnés à un rôle gestionnaire: «Les hommes politiques se transforment en managers et en “problem solvers”, qui doivent trouver avant tout des réponses techniques et juridiques aux difficultés du moment.»

Le gouvernement des experts

«L’explosion des travaux sur la gouvernance, poursuit l’auteur, traduit cet engouement pour une vision dépolitisée qui est simultanément une vision bureaucratisée de la politique.» Tout n’est plus que problème de gouvernance, mauvaise et qui doit devenir bonne. «C’est ce qui explique le caractère central des réformes administratives et managériales dans l’expression du politique».

Que tous ceux qui pensent à la commission Jospin et aux innombrables rapports et processus de concertation du moment quittent la salle! Avec comme horizon politique «une construction du consensus», toute une «bureaucratisation de la participation» se met en branle à chaque débat public, étude d’impact, dispositif de participation: «Celle-ci s’incarne dans une imposition d’échéances rigides, une exposition détaillée de ce sur quoi la population doit s’exprimer, une définition des critères et normes à partir desquels les gens peuvent se faire entendre… qui donne une place centrale aux acteurs privés et à leurs techniques

Mêmes la critique anti-bureaucratique suit une logique... bureaucratique

Le problème de cette bureaucratie, c'est qu'elle n'est pas qu'une contrainte extérieure, mais aussi un désir de normes de chacun d'entre nous, comme me l’explique Béatrice Hibou: «Contrairement à une vision un peu critique de gauche qui dit que c’est de la faute du grand capital, en fait, il y a sans doute cette logique, mais nous sommes tous bureaucrates. Parce qu’au nom de la sécurité, du principe de précaution, de la facilité de la vie, on promeut cette extension de l’usage de la norme.»

Le dernier film des auteurs de Grosland, Le Grand Soir, fait se côtoyer dans un scénario à la Chute libre un vendeur de matelas dans une zone commerciale et son frère punk à chien, un zonard buveur de 8,6 profondément anti-système. Quand le frère punk critique le frère vendeur pour sa vie étriquée, ce dernier lui lâche à propos du centre commercial qui sert de décor au film: «C’est un des rares endroits au monde où tu peux te promener dans des bâtiments aux normes, avec des gens aux normes, entouré de produits aux normes!»

Moi je dis OK les Grolandais sur ce coup… Mais au-delà de la critique un peu facile de la société de consommation et de son embrigadement normatif, qui est aujourd’hui réellement capable de s’extraire de la norme, à part, peut-être,... les punks à chien? Car les mouvements qui critiquent la normalisation promeuvent d’autres normes, par exemple avec les légumes bio ou les vacances écolos. «Pour être sûr que ce soit bio ou écolo, on va faire un processus de certification qui suit une logique bureaucratique», indique encore l'auteur, qui écrit: «Chaque scandale crée de nouvelles mesures et de nouvelles règles répondant au principe de précaution; et comme la sécurité totale est illusoire et qu'il n'est pas possible de tout prévoir, la production bureaucratique n'a pas de limite.»

Bref on n’en sort pas. L’anti-formalisme, qui culmine dans sa logique bobo avec les biscuits Michel et Augustin et leurs carrés de chocolat pas tout à fait carrés, sorte de pied de nez à la norme, suit à n'en pas douter une procédure de qualité qui ne l’éloigne qu’en apparence de ce qu’il critique. Autre exemple: la critique, montante, du PIB comme seul indicateur de la richesse au détriment du bien-être, se double en général d'un recours à des indicateurs alternatifs.

Au niveau de l’individu, la vie quotidienne n’échappe pas à cette diffusion de la norme. Un écran d’appli iPhone pour courir, compter ses calories ou son temps de sommeil ressemble comme deux gouttes d’eau à un tableau de bord de service commercial avec ses indicateurs, ses graphs, ses données, ses comptes-rendus chiffrés et ses marges de progression. Il y a même un terme pour aborder cette vision managériale de soi, le quantified self (QS): de même que le management vise un gouvernement des choses par les chiffres, le QS prone la connaissance de soi par les chiffres —«self knowledge through numbers»— exact reflet individuel d'une vision bureaucratisée de la société. «Donc ça n’est pas seulement le méchant Etat ou le méchant capital, souligne Béatrice Hibou. C’est un monde complexe, un croisement d’intérêt, de logiques qui promeut cette bureaucratisation».

Des normes sans qualité?

Il est probable que nous vivions l’époque la plus procédurière de l’histoire de l’humanité. Est-ce qu’au final, c’est grave?

Dans une certaine mesure, non, car pour l’auteur, et comme chacun l’observe dans son quotidien, les normes sont tellement nombreuses que personne ne les suit vraiment à la lettre. Il est même souvent nécessaire de s’affranchir des procédures, tout simplement pour faire son boulot.

En revanche, le monde bureaucratisé peut et doit nous inquiéter pour une raison: son fétichisme de la rationalité, devenue sa fin ultime, reste une construction contestable. «On ne traite pas de la réalité, note l’auteur, car la bureaucratisation est un processus d’abstraction». «Or on ne fait pas la part des choses entre la réalité vécue et le travail d’abstraction» qui la mesure, met en garde Béatrice Hibou. On finit par prendre les outils pour la réalité qu'ils réduisent: c’est l’image du type qui lit le monde à travers les codes. «Et les choses deviennent confuses quand ces catégories préexistent à la réalité» et qu'ellent deviennent la grille de lecture unique du monde qui nous entoure.

Cet imaginaire de la rationalité doit aussi pouvoir être critiqué, tant il a tendance à se prendre au sérieux en ces temps de datapornographie et de fétichisme de l’indicateur: «Qu’est-ce qu’il y a derrière cette fiction: il y a la fiction d'un monde réduit et maîtrisable.» Le meilleur des mondes ?