Par Albert Merlin, Institut Prospective, recherches et études appliquées à la justice et l'économie

Le Monde Eco & entreprise" du 11 décembre a ajouté sa pierre à la thèse d'un cheminement inévitable vers l'économie verte, en expliquant que nous devrions accélérer cette transition en privilégiant le recyclage, la récupération, la modification de la chaîne de la valeur, les énergies nouvelles. Mais, avant de verdir, est-on sûr d'y consacrer suffisamment de matière grise ?
Reste, en effet, un tout petit détail peu évoqué dans le dossier : le problème des coûts, plus exactement du calcul coûts/avantages. Nous retrouvons là le B.A.-BA de l'économie : l'allocation des ressources.

Quels sont, d'une part, les avantages des solutions écologiques par rapport aux solutions existantes sur une longue période ? Comment, d'autre part, classer ces avantages en termes relatifs ? Cette démarche pourtant élémentaire n'est guère présente dans la littérature courante, où l'on a tendance à additionner les "investissements d'avenir" sans les hiérarchiser.

Et, comme nous sommes dans un pays de culture étatique, on n'y va pas par quatre chemins : au lieu de préférer la démarche empirique avec essais comparatifs, on passe tout de suite aux projets grandioses ; c'est particulièrement vrai dans l'énergie, où la conversion aux énergies nouvelles suppose des coûts très élevés sans garantie de succès.

D'où le risque de gaspillages. La Cour des comptes, qui épluche de mieux en mieux les factures prévisibles en matière d'infrastructures (comme, par exemple, le projet ferroviaire Lyon-Turin), atteste que ce risque n'est pas vain.

CHAMBOULEMENTS

Certains, il est vrai, évoquent la période "pompidolienne" pour remarquer que le système "étato-industriel" n'avait alors pas si mal marché. Mais comment ne pas voir les chamboulements intervenus depuis lors dans le contexte technologique et économique ?

Il y a quarante ans, il s'agissait principalement de rattraper notre retard en infrastructures et en investissements de base : télécommunications, autoroutes, TGV, spatial et bien d'autres. On savait quoi faire et comment, il n'était donc pas anormal que Bercy (ou plutôt Rivoli) fût aux manettes.

Aujourd'hui, il s'agit d'inventer une révolution industrielle dont on ne devine que les prémices : une économie plus numérique, plus propre, plus "bionique", plus intelligente, avec des doses d'investissements que l'on ne sait pas vraiment chiffrer ! D'où la hausse probable du "coefficient de capital" de l'économie nationale, ce fameux ratio "capital fixe/valeur ajoutée" qui surplombait jadis les analyses des marginalistes et semble curieusement avoir disparu.

Et il n'y a pas que cela. La revue des Annales des Mines (novembre 2012), étudiant les mille difficultés d'ajustement entre offre et demande d'énergie dans un univers plus fluctuant, conclut à des factures faramineuses à cause du caractère intermittent des énergies nouvelles comme l'éolien ou le solaire.

Le recours aux smart grids (réseaux intelligents) censés résoudre à la fois les problèmes nouveaux posés par l'intégration des sources intermittentes d'électricité et les problèmes classiques posés par la volatilité de la demande, sera beaucoup plus difficile à mettre en œuvre que l'actuel réseau "idiot" (mais efficace !) pratiqué par les opérateurs classiques rompus à l'optimisation. D'où la conclusion de l'étude des Annales des Mines : "Lorsque les énergies intermittentes représenteront une part significative du parc de production, la gestion des fluctuations de l'offre et de la demande demandera des capacités d'effacement d'appoint et de secours équivalentes à plusieurs dizaines de centrales nucléaires."

DOSAGE SECTEUR PAR SECTEUR

Que faire ? Les experts les plus radicaux disent clairement : "Arrêtons tout, cessons d'entretenir de coûteuses illusions." Ce n'est évidemment pas la bonne solution. Il ne faut pas abandonner l'idée verte, mais quitter la vision technocratique, par trop intellectuelle, et privilégier le dosage secteur par secteur : c'est moins glorieux, mais plus efficace techniquement et moins risqué sur le plan financier

Exemple : l'économie d'énergie par l'isolation. Les logements anciens (33 millions) offrent là un marché considérable. Dans la quasi-moitié de ce marché, le temps de retour sur investissement est de trois à quatre ans, nettement inférieur à la limite maximale acceptée par les clients (cinq ans).

Sans compter que ce genre de travaux est plus que tout autre créateur d'entreprises et d'emplois. C'est moins excitant que d'inventer de nouvelles sources d'énergie pour 2050, mais cela intéresse tout le monde, avec des résultats rapides.

Mais avons-nous, en France, la mentalité entrepreneuriale qui convient à ce genre de chantier ? L'économiste autrichien Friedrich Hayek vantait les avantages des PME et de leur inventivité.

Comment ne pas voir que les innovations émergent plus facilement - et à meilleur coût - dans les entreprises à taille humaine que dans les grands groupes habitués à gérer des laminoirs ? D'abord parce que, en moyenne, la boîte à idées y fonctionne mieux ; ensuite parce que, si le choix d'une technologie n'est pas bon, on en change sans état d'âme.

Dans The New Industrial Revolution (Yale University Press 2012), le journaliste Peter Marsh montre comment se constitue en ce moment même le nouveau tissu industriel américain, par les rapprochements entre entreprises d'origine et de culture différentes, le but explicite étant d'additionner et de multiplier leurs compétences pour former ces fameux bouquets ultraperformants appelés là-bas clusters (grappes). Avec beaucoup de matière grise !