Le ménage a été fait discrètement. Mais cela ne devrait pas suffire à étouffer le scandale qui frappe l'Office national de l'eau et des milieux aquatiques (Onema), un établissement public sous la tutelle du ministère de l'écologie, bras armé de la politique publique de l'eau en France. L'agence en gère les données statistiques, cruciales pour juger de la qualité de notre ressource hydrique.

L'Onema est sous le feu de vives critiques dans le rapport annuel de la Cour des comptes, qui sera rendu public le 12 février. Les conclusions des sages de la Rue Cambon s'appuient largement sur un "Relevé d'observations provisoires" daté de juillet 2012 dont Le Monde a pu prendre connaissance.

Lancé le 8 septembre 2011, le contrôle de la Cour met en évidence de lourds dysfonctionnements internes : "absence de fiabilité des comptes", "un budget mal maîtrisé sans procédure formalisée d'engagement de la dépense", "une gestion des systèmes d'information défaillante", "des sous-traitances non déclarées", etc.

Etablissement public administratif national, l'Onema relève du champ d'application du code des marchés publics "mais, lit-on dans le rapport provisoire de la Cour, les carences de l'archivage des dossiers de marchés ne permettent pas un bon suivi. (...) Il en est résulté que les dossiers étaient très incomplets et divers documents n'ont pu être produits (bons de commande)". En 2012, l'Onema comptait 900 agents et disposait d'un budget de 110 millions d'euros.

L'établissement, dont le siège social est à Vincennes (Val-de-Marne), est aussi visé par une plainte contre X déposée le 4 juillet 2012 au parquet de Créteil par le Syndicat national de l'environnement (SNE-FSU), représenté au sein de l'Onema.

"IRRÉGULARITÉS CONSTITUTIVES D'INFRACTIONS PÉNALES"

Les accusations portées et signées par Jean-Luc Ciulkiewicz, secrétaire général du SNE-FSU, sont lourdes : "Le SNE-FSU a été alerté par des agents de l'Onema de l'existence de graves irrégularités dans le fonctionnement de cet établissement public, constitutives d'infractions pénales. Ces agents ont remis des documents établissant de manière précise des fraudes dans la passation et l'exécution des marchés publics, notamment des fausses facturations, conflits d'intérêts, délits de favoritisme, sous-traitances non déclarées, faux et usages de faux." "En outre, écrit M. Ciulkiewicz, des agents nous ont alertés de l'urgence de la situation en raison de la disparition de pièces de procédure de marchés publics demandées par la Cour des comptes dans le cadre du contrôle qu'elle exerce au sein de l'établissement."

Le procureur de Créteil a lancé une enquête préliminaire, confiée aux policiers de la brigade de répression de la délinquance économique.

Le 11 octobre 2012, la ministre de l'écologie, Delphine Batho, informée quelques jours plus tôt de la gravité de la situation dans l'établissement public, reçoit une dizaine de salariés de l'Onema – non syndiqués pour la majorité –, ainsi que le secrétaire général du SNE-FSU. Ils lui remettent une lettre signée de quinze agents du siège, certains toujours en poste, d'autres ayant récemment quitté l'établissement, mais tous dans des services clés (exécution budgétaire et des marchés publics, achats, développement informatique, etc.).

Les signataires alertent sur les pressions – "pratiques managériales brutales", "climat de terreur" – dont le personnel fait l'objet : "Il est demandé aux agents, de plus en plus fréquemment, de faire des actes ou des contrats illégaux. (...) Ils sont perdus et ne savent plus comment réagir."

Quinze jours plus tard, par arrêté du ministère de l'écologie, Patrick Lavarde, directeur général de l'Onema depuis sa création, en 2007, est remplacé par Elisabeth Dupont-Kerlan, ingénieure générale des ponts, des eaux et des forêts. M. Lavarde est nommé chargé de mission au Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD), organisme sous l'autorité du ministère de l'écologie. Il n'a pas répondu à nos sollicitations.

Le 21 novembre 2012, en conseil des ministres, il est aussi mis fin aux fonctions d'Odile Gauthier, directrice de l'eau et de la biodiversité (DEB), présidente du conseil d'administration de l'Onema, où elle n'a toujours pas été remplacée. Nommée à la direction générale du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, Mme Gauthier ne souhaite pas s'exprimer sur ses fonctions antérieures. Et d'autres mutations sont en cours.

Comment expliquer tous ces dysfonctionnements ? Au-delà des responsabilités individuelles de tel ou tel acteur, que la justice pointera peut-être, l'affaire de l'Onema traduit, pour reprendre les termes d'un haut fonctionnaire, "un bordel incroyable" au sein de l'Etat. "Ce qui frappe, réagit Delphine Batho, c'est le caractère récurrent des dérives constatées, cette situation incroyable qui a perduré."

"ASSEZ DE PIÈCES AU DOSSIER POUR SAISIR UN JUGE D'INSTRUCTION"

La genèse de l'Onema n'est certainement pas étrangère à toute l'histoire. L'organisme est créé par la loi sur l'eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006, pour succéder au Conseil supérieur de la pêche, usé et en difficulté financière. En réalité, il s'agit de mettre la France à l'heure de la gestion durable de l'eau, comme l'y engage la directive-cadre européenne du 23 octobre 2000. Mais le décret d'application du 25 mars 2007 – signé par Nelly Olin, ministre de l'écologie du gouvernement Villepin – qui entérine la création de l'Onema, définit mal les rôles entre la direction de l'eau du ministère de l'écologie et son agence sous tutelle. La présidence du conseil d'administration revient ainsi... au directeur de l'eau, donc à la tutelle !

Cette gouvernance "consanguine" a-t-elle pesé ? La solidarité entre membres d'une même famille, celle de l'eau, a-t-elle incité certains à se taire ? Comment expliquer, par exemple, que, comme l'affirme un ancien membre du cabinet de Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l'écologie de Nicolas Sarkozy, "aucun message d'alerte sur l'Onema n'ait été transmis" à celle-ci ? Pourtant coups de semonce il y eut. Le 31 mai 2010, une note interne – signée de Sophie Vacher, responsable de la mission juridique de l'Onema, et de Séverin Dodo, responsable du service des marchés publics – à l'attention de M. Lavarde recense les "irrégularités constitutives d'infractions pénales concernant la passation et l'exécution des marchés informatiques" de l'établissement public. Edifiant.

De même, pourquoi les avis du contrôle financier et budgétaire exercé par le ministère de l'économie – ce qui est la règle dans le cadre d'un établissement public – n'ont-ils pas été suivis d'effet ?

Et maintenant ? Un décret du ministère de l'écologie est en préparation pour que la présidence du conseil d'administration de l'Onema ne soit plus assurée par la tutelle. L'agence va aussi recevoir son nouveau contrat d'objectifs 2013-2018, "qui prendra évidemment en compte les recommandations formulées par la Cour des comptes", insiste la nouvelle directrice de l'organisme, Elisabeth Dupont-Kerlan.

Dans son rapport final, la Cour ne demanderait pas de poursuites disciplinaires. Mais, pour Jérôme Karsenti, avocat du SNE-FSU, pas question que l'affaire s'arrête là : "Si le parquet de Créteil ne stimule pas l'enquête de la BRDE, j'ai assez de pièces au dossier pour saisir un juge d'instruction."

En tout état de cause, la Commission européenne, qui estime les efforts de la France en matière de qualité de l'eau assez insuffisants pour la condamner d'ici quelques semaines, ne devrait pas perdre une miette de ce scandale. Bruxelles pourrait en effet s'interroger sur la pertinence des informations transmises par la France.