Par

Difficile d'échapper au cliché du savant fou quand on pense aux mathématiciens. "Il y a plusieurs formes possibles de folie qui peuvent être attachées aux scientifiques, mais les mathématiciens ne semblent pas concernés par les figures de la démesure et des expériences contre nature à la Frankenstein, qui sont plutôt accolées à des physiciens ou des biologistes, constate Pierre Cassou-Noguès, professeur au département de philosophie de Paris-VIII. Dans le cas des mathématiciens, on va plutôt trouver des figures de personnes en retrait de la société ou ayant de vrais problèmes mentaux."

Les exemples ne manquent pas, en effet. Récemment, le Russe Grigori Perelman, après un travail intense et solitaire, a démontré un résultat important en topologie géométrique, la conjecture de Poincaré. Ce qui lui valut en 2006 la médaille Fields, l'une des récompenses les plus prestigieuses, et en 2010 le Prix du millénaire (assorti d'un million de dollars) décerné par l'Institut de mathématiques Clay. Il les refusa tous les deux et se retira de la vie scientifique.

Auparavant, l'un de ses aînés, Alexander Grothendieck, apatride formé et travaillant en France, avait adopté la même attitude de retrait. Récompensé par la médaille Fields en 1966, il finit par quitter le monde académique au milieu des années 1980 pour s'isoler à la campagne.

D'autres de leurs collègues ont vraiment souffert de maladies mentales. La bande dessinée Logicomix, qui raconte l'histoire de la logique, en est pleine. Ainsi de Gottlob Frege (1848-1925), qui devint paranoïaque. Ou du plus célèbre, Georg Cantor (1845-1918), qui définit la théorie des ensembles et chercha à caractériser la notion d'infini. Il mourut en hôpital psychiatrique. Enfin, Kurt Gödel (1906-1978), autre logicien célèbre, notamment pour des théorèmes fondamentaux sur la structure même d'une théorie mathématique. Il mourut amaigri, ayant refusé de s'alimenter par peur d'un empoisonnement.

Cette "épidémie" touche en fait une discipline particulière, aux frontières de la science et de la philosophie. Tous ces savants, en jetant au début du XXe siècle les bases d'une logique nouvelle, ont aussi plongé dans les tréfonds de leur matière et de la raison. Cela peut ne pas laisser indemne. "Dans le cas de Gödel, il est intéressant aussi de voir comment la folie et la logique se mêlent. Ainsi, sa théorie le conduit à démontrer l'immortalité de l'âme et la possibilité du diable", explique Pierre Cassou-Noguès, également auteur des Démons de Gödel (Seuil, 2007).

Ce dernier cite aussi le cas de l'Américain Emil Post (1897-1954), qui, à l'instar d'Alan Turing, a réfléchi à la notion de calculabilité. Bien qu'ils fussent arrivés tous deux à des résultats semblables, Emil Post essaya de démontrer que Turing avait tort. De cette obsession, il développera une vision originale du fonctionnement de l'esprit humain, dans laquelle il est difficile de séparer folie et raison.

Serait-ce le tribut à payer à la création ? "Il n'y a guère plus de fous en maths qu'il n'y en a en musique ou en peinture. Les cas célèbres sont un peu les héros de notre mythologie", estime Cédric Villani. "Ce n'est pas quand on est fou qu'on est le plus productif. Car il faut pour cela des facultés de raisonnement logique", conclut le mathématicien.