L'auteur Roger Lenglet explique comment les lobbies s'infiltrent dans notre quotidien. Extrait de "24h sous influences, comment on nous tue jour après jour".

Moment sacré entre tous, le rituel du petit déj’, qui rassemble toute la famille. Les douceurs chaudes réunies sur la nappe, offrandes aux dieux du réconfort, assurent le passage au monde réel : café au lait, thé, chocolat et pain grillé côtoient les boîtes de céréales. Aucun des enfants ne se soucie de savoir ce que ces aliments contiennent. La question du bio n’est pas entrée dans la maison. Pas encore. Pas plus que celle des apports caloriques. Seules les habitudes commandent les goûts dans la maison de Cécile. La corbeille de fruits est restée dans la cuisine, reléguée au profit des pots de confiture et du sucre.

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Cécile fait infuser un sachet de thé dans son bol. À ses yeux, c’est plus simple que le thé en vrac. Elle ne songe pas que le fabricant exploite le procédé pour y mêler, à l’insu du consommateur, une quantité de débris de branches qui n’apportent rien à l’infusion. La légèreté des contrôles et des normes laisse en effet le champ libre aux pratiques douteuses. Dans certains thés disponibles sur Internet et qui échappent à toutes les règles, les producteurs ajoutent des feuilles d’arbres communs et des mauvaises herbes séchées.
Cécile n’imagine pas non plus que le papier des sachets apporte à son breuvage un surcroît de substances chimiques, dont des dioxines, surtout quand le papier est blanc ou qu’il est composé à base de fibres provenant de Chine ou d’Inde. Les résidus de pesticides qui se trouvent dans le thé issu de cultures intensives ne sont pas non plus anodins. Même si les taux font l’objet d’une réglementation moins souple que celle qui s’applique aux thés de Chine destinés au marché asiatique (qui autorise des pesticides interdits en Europe), ils s’accumulent au fil des trois ou quatre tasses qu’elle avale dans la journée. Autre aspect essentiel, le thé (non bio) vendu en France et en Europe contient souvent de forts taux d’aluminium, un neurotoxique avéré. On y trouve aussi en moyenne plus de métaux lourds (plomb, cadmium, mercure…) que dans la plupart des autres aliments, comme le souligne une enquête nationale du ministère de la Santé.

Des métaux lourds dans le placard

Les théiers ont en effet le vilain défaut de capter et de concentrer ces toxiques, un peu comme les champignons et le thym absorbent la radioactivité. Les résultats de cette enquête que la direction générale de la Santé destinait initialement aux médecins, sous la forme d’une synthèse d’une vingtaine de pages, ont malheureusement atterri dans les placards des Directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE), traditionnellement proches des industriels, d’où ils ne sont étrangement plus jamais ressortis. Les DRIRE, organismes publics placés depuis leur origine sous la tutelle du ministère de l’Industrie, lui-même plus soucieux du développement économique des entreprises que de la santé publique, n’ont jamais pu se faire à l’idée de défendre sérieusement les dossiers émanant de ministères pouvant entrer en conflit avec les intérêts des grands acteurs économiques. Il est vrai que le document ne dévoile pas seulement la contamination étonnante du thé par les métaux lourds, mais révèle aussi celle de nombreux autres aliments, dont les céréales, les boissons, les produits laitiers et les viandes par les mêmes toxiques, autant d’informations fortement contrariantes pour les lobbies concernés… Il est d’ailleurs édifiant que les autorités sanitaires n’aient pas jugé bon de faire parvenir leur enquête aux médecins et aux patients par des voies plus directes, comme elles le font habituellement quand le ministre de la Santé veut montrer sa détermination.

La crainte des foudres de l’agroalimentaire a paralysé, hélas, les politiques. Le gouvernement n’avait d’ailleurs commandé cette enquête sur la contamination de la chaîne alimentaire française que sous la pression d’une directive européenne obligeant les pays de l’UE à évaluer régulièrement les métaux lourds dans leurs aliments. Le document s’est révélé d’autant plus embarrassant qu’une bonne partie de ces métaux retrouvés dans les aliments du secteur intensif provient des boues toxiques épandues dans les champs par les agriculteurs, livrées par les opérateurs de l’eau chargés de son traitement.
L’Olympe de l’agroalimentaire est composé d’entités qui ont pour nom Nestlé, Coca-Cola, Unilever, et d’autres grandes multinationales. Appuyés par l’Association interprofessionnelle du plomb (AIP), l’Association française des industries du cadmium (AFIC), l’Union des industries chimiques (UIC) et le Conseil européen de l’industrie chimique (CEFIC), pour n’en citer qu’une faible partie, ces géants se réunissent en superstructures de coalition. L’ensemble des industries polluantes agit à travers ces lobbies démesurés – telle la Table ronde des industriels européens (ERT) où l’on retrouve les 45 plus grandes multinationales, dont les constructeurs automobiles et les pétroliers, gros diffuseurs de plomb pendant un siècle. L’ERT a diligenté la mondialisation économique et la libéralisation du marché européen, sans lâcher l’idée de parvenir un jour à un accord planétaire sur la pénalisation financière des États qui alourdissent le budget des entreprises par des obligations sanitaires ou sociales. Ce serait alors la première fois que les entreprises institueraient officiellement l’obligation que l’État leur verse une taxe, inversant le rapport de hiérarchie entre intérêt général et intérêts particuliers dans les démocraties, consacrant ainsi la délégation du pouvoir économique et politique aux géants du privé.

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Le café, comme le thé, présente de nombreuses vertus mais il n’échappe pas non plus aux pesticides. Sa torréfaction, hélas, le charge en acrylamide au point de le placer tout en haut du tableau des aliments qui contiennent de forts taux de ce toxique, juste sous les chips et avant le pain, presque deux fois plus que le thé. Inutile de dire que, de toute façon, les différents acteurs du lobby agroalimentaire s’entendent à merveille pour éviter d’aborder le sujet en public. Ils n’ont pu empêcher, toutefois, que la Commission européenne lance une enquête en 2002 sur les taux d’acrylamide des différents aliments et que l’EFSA (l’Autorité européenne de sécurité des aliments) la poursuive. Faut-il préciser qu’avec un sujet aussi explosif l’EFSA marche sur des oeufs ? Elle rappelle régulièrement qu’au regard des taux trouvés dans les aliments, « l’acrylamide, dont les effets carcinogènes et génotoxiques sont connus, pourrait potentiellement constituer un risque pour la santé » et elle répète que les experts de la FAO et de l’OMS préconisent que « des efforts soient entrepris pour réduire l’exposition à cette substance ».

 Extrait de "24h sous influences" (Editions François Bourin), 2013.