Louis Gallois a présenté ce lundi son très attendu rapport sur la compétitivité. Il propose "22 mesures" pour enrayer le "décrochage" de la France. Et si le terme "compétitivité" n'avait en fait aucun sens ?

Lorsqu’il entend le mot "compétitivité", l’économiste éduqué sort son révolver. Mais dans ses pensées seulement car, hélas pour la collectivité, l’économiste (surtout s’il est Français) est un fervent adepte de la doctrine Audiard ("je parle pas aux cons, ça les instruit"). On se retrouve donc avec un concept qui n’a strictement aucun sens (ça, toute la profession est d’accord) mais qui parasite le débat public ; un peu comme l’idée de "planche à billets" en pleine crise déflationniste, mais passons.

C’est encore plus inévitable quand on laisse la parole aux patrons (même si Gallois n’est pas le pire) : comme le notait Milton Friedman, ce sont de braves gens mais leur niveau de compréhension des effets de bouclage macroéconomique ne dépasse pas le niveau d’un étudiant de cycle (c’est dire) ; ils ne connaissent que des prix particuliers et des secteurs particuliers, il est inutile et même contre-productif de leur demander leurs avis sur les questions budgétaires, structurelles ou monétaires.

La compétitivité n’a donc aucun sens (désolé, aujourd’hui je vais vendre la mèche), pour 3 raisons :

1/ Tout d’abord, le seul concept pertinent dans ce domaine est la productivité. Le mot est désormais tabou en France car ce n’est pas facile : il faut soit virer des gens soit innover, sachant que ces deux opérations sont systématiquement contrecarrées (s’agissant du premier point, je note qu’il n’y a eu que 250 000 destructions nettes d’emplois en France entre 2008 et 2012, et je me permets de renvoyer fort immodestement à un petit texte un peu ancien mais amusant.)

Tout le monde veut voir des gains de productivité engendrés par l’innovation car on sait que ce sont les seuls à permettre une élévation pérenne des niveaux de vie, mais à peu près personne n’est prêt à se remettre en question afin de s’engager réellement sur cette voie. De façon révélatrice, les réformes structurelles sont le plus souvent avancées en France par des historiens ou des experts de Bercy qui n’ont jamais envoyé un CV de leur vie, par des banquiers centraux inamovibles qui réclament une libéralisation du marché du travail et une plus grande transparence pour tout le monde sauf pour eux, ou par des politiques qui ont fait ou qui ont maintenu les 35 heures et qui ont bien l’intention de congeler la question de la productivité des services publics jusqu’en 2017 au moins ("Dieu se rit des créatures qui déplorent les effets dont elles chérissent les causes", Bossuet). Si nous pouvions faire 0,3 point de mieux sur les gains de productivité chaque année que nos "concurrents" ce serait déjà une révolution hautement improbable, mais à quoi cela rimerait-il si la même année l'euro gagne 5% ? Ce qui nous conduit au 2e point : 

2/ Si on n’est pas "compétitif", on doit dévaluer, point. Les Français avaient compris en 1958, et les Suédois en 1994 (peut-on me citer plus d’un cas de réforme structurelle réussie mais non accompagnée d’une dévaluation au cours du dernier siècle ?). Tout ce thème se réduit à une question de taux de changes, comme l’avait bien montré David Hume au 18e siècle (il y a toujours un taux de change pour lequel les achats et les ventes de marchandises s’équilibrent) ou Paul Krugman dans les années 1990 (pour une version très accessible : un recueil d’articles publié en français sous le titre "La mondialisation n’est pas coupable").

Les gens qui raisonnent sur le mode "les exportations c’est bien, les importations c’est mal" ne méritent même pas le mépris de la doctrine Audiard, surtout dans un monde où il n’est plus possible d’exporter sans importer, et surtout quand leurs analyses puissantes sont produites sur un ordinateur HP à l’aide d’un logiciel Microsoft et envoyées via une messagerie IBM. Si la zone euro est trop chère, il lui faut baisser l’euro, et ça c’est très facile (ZIRP, QE…), rappelons que ce qui est couteux c’est de faire monter sa monnaie contre le marché. Que cette voie de la dévaluation (la seule rationnelle) ne soit même pas évoquée dans les rapports des non économistes (Attali, Gallois), au prétexte que "c’est le business de la BCE" (juridiquement, c’est faux) ou que la BCE serait réticente (et alors ?...), en dit déjà long sur la qualité du débat. Mais à l’intérieur de la zone euro, me direz-vous ? Que faire si un pays ou un groupe de pays décrochent en termes de "compétitivité" ? C’est la où on en arrive au 3e point, celui où je vais me fâcher avec tout le monde :

3/ En bonne logique fédéraliste (ne sommes nous pas censés nous référer à la trinité Monnet-Delors-VanRompoy ?), tout cela ne devrait pas nous empêcher de dormir et de procrastiner en rond. En effet, est-ce que l’on parle d’écarts de compétitivité entre le Michigan et le Wisconsin ? Commandite-t-on des rapports au Texas sur les belles performances de l’Oklahoma ou la réussite des réformes en Arizona ? Qui se préoccupe de l’évolution des coûts relatifs entre la Floride et la Géorgie ?

Dans une vraie zone monétaire avec une vraie monnaie et de vraies institutions, si des écarts se créent, ils sont comblés par des transferts fiscaux d’une part, par la mobilité des facteurs de production (travail, capital) d’autre part, et après tout on fait l’Union monétaire pour que les membres puissent se spécialiser là où se situent leurs avantages comparatifs (les services en Espagne, l’industrie en Allemagne), sinon on ne voit pas bien l’intérêt de l’euro. En UEM, c’est mobilité ou solidarité, pas "compétitivité". Qualifier le déficit du Colorado envers ses voisins d’excessif ou de préoccupant est une idée qui ne viendrait à personne, réindustrialiser la Virginie non plus : solidarité budgétaire inconditionnelle d’une part, mobilité des facteurs de l’autre, et éradication des vieux réflexes mercantilistes-agonistiques-protectionnistes, voilà à quoi devraient ressembler les Etats-Unis d’Europe dont on nous rabat les oreilles en permanence.

Quand on voit la conditionnalité imposée par l’Allemagne ou la Finlande (est-ce que Washington pose des conditions avant d’aller secourir la Louisiane ?), la mobilité minable des facteurs en zone euro, et les brouets d’eau tiède du genre rapport Gallois, ou l’idée de taxer les importations, on se dit que nous sommes décidément très loin de cette chimère. Nous ne comprenons même pas ce qu’implique l’euro, qui a bientôt 14 ans d’âge, et ça ne s’améliore pas d’autant que l’affectio societatis recule dans la zone (allez savoir pourquoi !).

Certains esprits avaient alertés dès les années 90 (Friedman, Krugman, Feldstein, pour balayer de la gauche du parti démocrate à la droite du parti républicain), mais il s’agissait d’ogres horribles mangeurs d’enfants (économistes + américains), il ne fallait donc surtout pas les écouter, ils ne pouvaient pas comprendre les subtilités européennes. Mieux vaut écouter des patrons et des syndicalistes bien de chez nous, si possible fédéralistes et européanistes en diable. Certes, ils n’ont pas encore réalisé que nous vivons en monnaie unique avec tout ce que cela implique (ils analysent la balance commerciale comme à l’époque du Franc) et que par rapport au reste du monde, l’euro est honteusement trop cher depuis des années. Mais comme de toute façon leurs rapports ne sont pas destinés à prendre leur envol (façon EADS) mais à être enterrés (façon RATP), et comme personne ne voit la contradiction entre leurs discours fédéraliste-baba-cool et leurs rapports de compétitivité mercantilistes, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes sans croissance.