Source: Université de Montréal - Mathieu-Robert Sauvé

Au Laboratoire d'écologie moléculaire et évolution de François-Joseph Lapointe, des chercheurs se penchent sur l'ADN de cougar, de loup et de salamandre. Mais l'endroit pourrait aussi accueillir, bientôt, des chercheurs en sciences humaines dont le terrain est une scène de spectacle. "Je m'intéresse de plus en plus aux recherches dans le domaine artistique et je prévois recevoir une première étudiante diplômée en biochimie qui veut s'orienter en danse pour son doctorat", signale le professeur titulaire du Département de sciences biologiques de l'Université de Montréal, en poste depuis 1994.

Le 24 avril dernier, la revue Nature faisait état de ses travaux qui marient l'art et la science dans un article intitulé "Interdisciplinarity: Artistic Merit". "Ce scientifique intéressé par la généalogie évolutionniste a conçu une chorégraphie associant un mouvement précis à chaque nucléotide, pour que les danseurs puissent interpréter leur propre ADN", écrit la reportrice Virginia Gewin.

C'est que le chercheur a lui-même soutenu en 2012, à l'UQAM, une thèse de doctorat en études et pratiques des arts. En plus du savant volet méthodologique, la thèse de recherche-création incluait des performances devant public dont une mettait en vedette 30 danseurs professionnels ou semi-professionnels. Le doctorant avait transposé en mouvements la suite des nucléotides tirés d'un échantillon de leur muqueuse buccale - une approche nécessitant l'approbation du comité d'éthique de la recherche de l'établissement et des formulaires de consentement signés.

La chorégraphie, interprétée en 2009 à l'occasion de la manifestation Art souterrain de Montréal, évoquait des principes d'évolution connus comme la mutation génétique. Des individus, dont la séquence génétique différait ici et là sur 350 lettres d'un de leurs gènes, faisaient des mouvements rompant l'harmonie du groupe. Ces mutants incarnaient ainsi les variations génétiques, à la base de la théorie de l'évolution de Charles Darwin.

Faire converger arts et sciences
L'universitaire danseur a réalisé cette thèse dans une véritable perspective interdisciplinaire, de façon à intégrer une dimension artistique dans son approche scientifique. François-Joseph Lapointe n'est pas un universitaire qui joue d'un instrument de musique ou manie les pinceaux dans ses temps libres; c'est un professionnel qui tente de faire s'interpénétrer deux champs de pratique. Rompant avec la linéarité conventionnelle de la pratique scientifique, il a désormais deux voies d'accès vers la recherche. Résultat: il a fait au cours de la dernière année quatre demandes de financement dans le secteur des arts pour une seule en sciences. Les articles en préparation sont du même ordre et son équipe présentera en juin deux projets de recherche à un congrès sur les réseaux complexes. L'un porte sur les réseaux de génomes, l'autre sur les réseaux artistiques.

Le professeur Lapointe défend son approche paradisciplinaire (deux disciplines en parallèle) en soulignant que les artistes et les scientifiques utilisent leur cerveau de façon différente et qu'il peut être productif de multiplier les occasions d'interpénétration. À condition de vaincre les idées préconçues tenaces de part et d'autre. "Ce que j'ai trouvé le plus difficile au cours des sept années où j'ai travaillé à mon doctorat en danse, ça a été de faire face aux préjugés. Les artistes ont, en général, une assez mauvaise opinion des scientifiques et ceux-ci le leur rendent bien, assimilant les artistes à des rêveurs pas sérieux ni rigoureux."

Quand il a amorcé ses études à l'UQAM sous la direction de la chorégraphe Martine Époque, on a cru à un canular. Le Département des sciences biologiques a dû confirmer que le candidat était bel et bien professeur titulaire à l'UdeM depuis 10 ans. Du côté des collègues, le choix de carrière du professeur Lapointe a été accueilli avec une bonne dose de scepticisme. Il est vrai que les évolutionnistes qui veulent faire danser leur ADN ne courent pas les rues.

Sur les traces de Léonard de Vinci
C'est au Département de danse de l'UQAM que François-Joseph Lapointe a soutenu sa thèse - à laquelle le jury a accordé une mention - en avril 2012. Examinateur externe, le Franco-Américain Roger Malina, lui-même astrophysicien au Centre national de la recherche scientifique en France et rédacteur en chef de la revue Leonardo, a beaucoup apprécié l'approche du professeur. Il y a quelques mois, il l'a chargé de rédiger une méta-analyse de quelques dizaines d'articles ayant pour thème la convergence des arts et des sciences. Il s'agit plus précisément des résumés de contributions (white papers) à une étude réalisée sous l'égide de la National Science Foundation et du National Endowment for the Arts.

Les textes, en provenance de tous les coins du monde, sont très représentatifs des deux cultures qui se trouvent ici confrontées. En bon taxonomiste, l'auteur a tenu à classer les textes signés par des scientifiques, puis ceux qui étaient de la main d'artistes. Un troisième groupe était formé des "hybrides", soit de ceux qui sont à cheval entre les deux mondes.

Sa conclusion: les "hybrides" pourraient former une nouvelle espèce de penseurs qui affectionnent cette double spécialité. "La personnalité qui incarne le mieux ce type est Léonard de Vinci, qui était un grand maitre en peinture mais aussi un ingénieur, un anatomiste et un architecte de génie", commente le chercheur. Un peu comme les loups et les coyotes qui, issus d'un ancêtre commun et qui peuvent aujourd'hui se reproduire en donnant des descendants fertiles, sont susceptibles de créer une nouvelle espèce, le chercheur qui fait bouillonner ses deux hémisphères cérébraux pourrait être le scientifique (ou l'artiste) de demain...

Les conclusions de cette analyse, qui fera l'objet d'une publication savante, seront présentées à Washington DC dans une rencontre internationale. Malheureusement, le biologiste ne pourra pas y assister, puisqu'il sera déjà au Danemark pour parler d'art et de science au Musée de la médecine de Copenhague.