Propos recueillis par Manon Hombourger

Le samedi soir ? A 20 ans dans les boîtes de nuit et à 40 au fond de son lit. La vision du bonheur, et nos façons de se sentir bien changent au cours d'une vie. Explications d'un psychosociologue.

Atlantico : A quoi tient notre perception du bonheur ? Quels sont les facteurs qui entrent en ligne de compte ?

Jean-Baptiste Stuchlik : Vous avez raison de parler de perception du bonheur, car concrètement, être heureux, c’est prendre conscience d’un état de plénitude, de bien-être physique et psychologique dans lequel on se trouve. Cela ne suffit pas d’être bien, encore faut-il s’en rendre compte ! On évoque souvent la santé, le confort matériel, mais le bonheur, cela suppose surtout d’être capable de s’arrêter régulièrement pour se demander : "Qu’est-ce que j’ai vécu qui m’a fait plaisir, qui m’a rendu heureux ?". 

Autre phénomène : on a tendance à s’habituer au bonheur, les scientifiques appellent cela "l’adaptation hédonique". Cela explique pourquoi malgré l’amélioration des conditions de vie dans nos sociétés depuis 50 ans, le sentiment de bonheur stagne. Pour lutter contre cette tendance, il est recommandé de faire l’exercice quotidien de se demander : "Qu’est-ce que j’ai aimé aujourd’hui ?". Par exemple, les "journaux de gratitude", où on note les petits instants de grâce de la journée, qui permettent de mieux prendre conscience des moments heureux. Ces journaux de gratitude sont encore plus faciles à tenir désormais avec nos smartphones, qui font appareil photo et avec des applications dédiées.

Cette perception évolue-t-elle avec notre âge ? De quelle façon ? Pour quelles raisons ?

Les études montrent effectivement que le bonheur varie avec l’âge. Généralement, on se sent plutôt heureux quand on est jeune, puis cela baisse, pour remonter vers la soixantaine. A la trentaine, on doit être au top professionnellement, tout en construisant sa famille, avec la charge mentale des soucis pratiques, les enfants, l’inquiétude quant à leur avenir, etc. Tout cela se tasse quand arrive la retraite, et les gens reviennent généralement à une sérénité plus heureuse.  

Un ingrédient crucial du bonheur, c’est d’être entourés d’amis, les études l’ont aussi montré. Pourquoi ? Cela permet d’être soutenu, de partager de bons moments qu’on va garder en mémoire, de faire preuve de solidarité également, ce qui accentue le bonheur. C’est sans doute pour cela qu’on observe que le bonheur, c’est assez contagieux !

Dans quelle mesure notre prise de conscience accrue de notre mortalité change-t-elle notre vision du bonheur ?

Certains philosophes ont dit que la conscience de la mort nous faisait aller vers la sagesse, mais pour le bonheur rien n’est moins sûr… Beaucoup de personnes sont très conscientes de leur fragilité et de leur mortalité, cela les angoisse et les rend très malheureuses !

Prenez les gens qui sont passés à deux doigts de mourir, de maladie, d’accident, de guerre. Certains se réinterrogent alors sur le sens de leur vie, sur ce qui compte vraiment. Ils vont considérer chaque instant comme un cadeau, et vivre plus heureux. D’autres au contraire vont rester marqués par le fait d’être passés tout près de la mort, vivre dans la peur que cela se reproduise, ou se poser sans cesse la question : "Et si ça s’était passé autrement ? Pourquoi m’en suis-je sorti et pas les autres ?".

Vous voyez, plus que les conditions objectives, c’est souvent l’attitude, le regard qu’on pose sur les événements et les choses qui va être déterminant dans le fait de se sentir heureux. Dans ce sens, le bonheur est quelque chose que l’on construit chaque jour.

Notre façon de vivre et de manifester notre bonheur évolue-t-elle également ? De quelle manière ?

Il est clair que notre façon de vivre est profondément transformée par la technologie, en bien comme en mal. Mais qu’observe-t-on concrètement ? Les gens partagent ce qui les fait vibrer, rire, ce qu’ils aiment sur des blogs, des réseaux sociaux, par SMS. Ils restent plus facilement en contact avec leurs proches, via Skype, (re)construisent leur couple. De nouvelles solidarités apparaissent. Certains dénigrent un tel bonheur comme factice, virtuel, par opposition à un "bonheur authentique", qui daterait d’avant le numérique (les années 1950 ? le XIXème siècle ?). Je ne suis pas de cet avis : en fait, les individus (ré)inventent au quotidien de nouvelles manières d’être heureux via le numérique. Peut-être même peut-on parler de "bonheur augmenté"…

En revanche, vouloir montrer qu’on est heureux, ce n’est pas forcément être heureux. Méfions-nous d’une norme où chacun se sentirait obligé d’être heureux et de devoir le montrer : c’est paradoxalement le meilleur moyen de se rendre malheureux…

Il est aussi possible qu’avec l’accélération de nos existences, le bonheur soit davantage vécu aujourd’hui dans l’instantanéité, la spontanéité, et moins dans la durée. Mais est-ce vraiment un mal, puisque le bonheur, c’est aussi la capacité à vivre le moment présent ?