Stéphane Foucart et Pierre Le Hir

Alors que Tepco, l'opérateur de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima, vient d'annoncer que 1 973 salariés ont été fortement irradiés à la suite de l'accident du 11 mars 2011, Nicolas Foray, radiobiologiste à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et chercheur au Centre de recherche en cancérologie de Lyon, souligne que les effets des expositions répétées à des radiations et les facteurs individuels ne sont aujourd'hui pas pris en compte dans le calcul des risques.

Près de 2 000 travailleurs de Fukushima ont subi des radiations supérieures à 100 millisieverts (mSv). C'est considérable...

Il s'agit de la dose reçue à la thyroïde et non de la dose ramenée au corps entier - dite "efficace" -, base du calcul du risque sanitaire. Une telle subtilité rend hélas encore plus complexe le message pour le grand public. En fait, les données fournies par Tepco pour ses salariés et les entreprises contractantes, soit un peu plus de 28 000 personnes, font état, de mars 2011 à mai 2013, d'environ 170 travailleurs exposés à des doses efficaces de plus de 100 mSv, le maximum étant 679 mSv.

La question de fond est de savoir si le risque est correctement évalué. Il dépend à la fois de la contamination externe, que mesure le dosimètre, et de la contamination interne par inhalation ou ingestion, qui échappe à ce type de mesure. Si bien que la dose totale reçue peut être sous-estimée. A Fukushima comme à Tchernobyl et, plus généralement, dans les activités nucléaires, le risque sanitaire est encore mal évalué.

Le seuil de 100 mSv est-il le bon niveau d'alerte ?

Ce que nous a appris le suivi des populations victimes des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, et qu'a confirmé l'accident de Tchernobyl, c'est que le risque de leucémie s'accroît significativement à partir de doses efficaces de 100 mSv, et celui des autres types de cancers à partir de 200 mSv. Toutefois, ces seuils sont valables pour des doses délivrées en une seule fois – expositions "flash" en quelques secondes ou minutes –, ce qui n'est pas toujours le cas.

L'évaluation du risque pour les travailleurs du nucléaire est donc mal faite ?

Aujourd'hui, elle est fondée sur le calcul des doses efficaces cumulées. On fait la somme de l'ensemble des rayonnements reçus et on met le salarié à l'arrêt une fois qu'il a atteint la limite réglementaire d'exposition dans l'année.

Mais cette approche peut ne pas tenir compte de certains effets de répétition. On sait que 100 mSv reçus en une fois augmentent le risque de leucémie. Mais les données radiologiques montrent qu'une exposition étalée dans le temps – par exemple 1 mSv par jour pendant cent jours – va induire un risque différent. Probablement moindre.

Les risques calculés pour les personnels de Fukushima qui n'ont pas été irradiés en une seule fois seraient ainsi surestimés ?

Non, ce n'est pas aussi simple. Dans certaines situations, les risques pourraient être au contraire sous-évalués pour l'exposition à des doses répétées. Dans des travaux publiés en 2011, nous avons montré, dans le cas de mammographies médicales, que deux expositions successives, à quelques minutes d'intervalle, peuvent produire des dégâts sur l'ADN plus importants qu'une exposition double délivrée en une seule fois. A l'inverse, dans le cas des radiothérapies utilisées dans le traitement des cancers, où les sessions sont journalières et les doses plus fortes, les effets semblent s'additionner. Il faut donc déterminer dans quelles conditions d'expositions répétées on peut ou non se baser sur la dose cumulée.

En outre, nous ne sommes pas égaux devant les radiations. Pour des raisons génétiques notamment, certains ont davantage de risque de développer un cancer. Ce facteur individuel n'est aujourd'hui pas pris en compte.

Sait-on quelle fraction de la population est plus fragile face aux rayonnements ionisants ?

Pas encore avec précision. Nous mettons en place une étude consistant à prélever des tissus – peau, sang – chez 500 volontaires sains. Puis à irradier les cellules à différentes doses pour tenter de le savoir. Les données radiologiques et génétiques suggèrent un taux compris entre 5 % et 15 %. C'est beaucoup !

Selon l'Organisation mondiale de la santé, le sur-risque de cancer de la thyroïde pourrait atteindre 70 % chez les femmes vivant près de la centrale de Fukushima, mais les risques seraient faibles pour les populations plus éloignées. Êtes-vous d'accord avec ces conclusions ?

Elles me paraissent conformes avec les modèles, mais ce ne sont que des modèles qui calculent un risque à partir de doses estimées. Après Tchernobyl, on a estimé en 2005 à un peu plus de 6 000, dont 15 mortels, les cas de cancer de la thyroïde dus à l'iode 131. La radioactivité totale générée par l'accident de Fukushima étant 10 fois moindre, et le système de radioprotection étant mieux organisé au Japon, on pourrait s'attendre raisonnablement, malgré une plus grande densité démographique, à moins de cas de cancer de la thyroïde chez les enfants japonais.