Propos recueillis par

Directeur général adjoint de l'Institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN), en charge de la radioprotection, Jérôme Joly décrypte la situation de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima, où a été annoncée une fuite de 300 tonnes d'eau radioactive provenant d'un réservoir de stockage.

L'Autorité japonaise de régulation du nucléaire (ARN) a classé, mercredi 21 août, au niveau 3 – celui d'incident "grave" – une fuite d'eau contaminée dans la centrale de Fukushima. Quelle est la nature exacte de cette fuite ?

Jérôme Joly : Le séisme et le tsunami du 11 mars 2011 qui ont provoqué la catastrophe de Fukushima ont aussi mis hors service tout le système de drainage des eaux du site nucléaire. En temps normal, ce système isolait les bâtiments de la nappe phréatique sur laquelle ils sont construits, afin d'éviter la pénétration des eaux souterraines dans leur sous-sol. Depuis l'accident, cette isolation n'existe plus. D'où, depuis deux ans et demi, la persistance d'infiltrations d'eau, qui sont aujourd'hui le problème majeur à Fukushima. Manifestement, il est loin d'être réglé.

Pour comprendre la situation, il faut savoir que le refroidissement des réacteurs sinistrés – les réacteurs 1, 2 et 3 – est aujourd'hui réalisé par l'injection en continu de 5 m3 d'eau douce par heure et par réacteur. Chaque jour, ce sont ainsi plusieurs centaines de tonnes d'eau qui circulent dans les installations. Or, il s'agit d'un circuit de refroidissement "ouvert" : les cœurs des trois réacteurs ont fondu et ont percé les cuves, et les enceintes de confinement, mises à mal par des explosions dans les jours qui ont suivi l'accident, ne sont plus étanches. L'eau injectée dans les réacteurs, où elle se charge en éléments radioactifs, ruisselle donc et s'écoule dans les galeries techniques, jusqu'au sous-sol des bâtiments des turbines.

Pour éviter que cette eau contaminée ne s'infiltre dans la nappe phréatique, Tepco [la compagnie d'électricité de Tokyo, gestionnaire du site] doit la pomper en permanence, à raison d'environ 700 m3 par jour. Une partie de cette eau – moins de 300 m3 par jour – est traitée et décontaminée avant d'être réinjectée dans le circuit de refroidissement. Il en reste donc plus de 400 m3 par jour, qui sont aujourd'hui stockées dans plusieurs centaines d'énormes citernes réparties sur le site nucléaire.

C'est d'un de ces réservoirs que s'est échappée de l'eau contaminée, dans un volume d'environ 300 tonnes selon l'autorité de contrôle japonaise.

Cette eau est-elle plus radioactive que celle qui s'écoule en permanence vers l'océan, à raison de 300 tonnes par jour d'après les chiffres donnés, le 7 août, par le gouvernement japonais ?

A priori non. On y trouve, vraisemblablement, différents radioéléments, notamment du césium, du tritium, du cobalt et du strontium radioactifs, arrachés par l'eau de refroidissement au combustible nucléaire fondu. Mais sans doute pas à des niveaux plus importants que ceux de l'ensemble des eaux qui ruissellent dans le sous-sol des bâtiments, où l'eau pompée est traitée et décontaminée avant d'être envoyée dans les réacteurs et les réservoirs de stockage. Le problème de l'eau contaminée se pose à l'échelle de la totalité du site nucléaire.

Pourquoi, alors, l'autorité de contrôle du nucléaire a-t-elle, pour la première fois depuis mars 2011, parlé d'incident grave à propos de cette fuite ?

Le niveau 3 auquel est classé cette fuite vient du fait que deux barrières de confinement de l'eau ont été mises en défaut. D'une part, la citerne elle-même, qui se trouve dans un ensemble de réservoirs de stockage installés dans la partie ouest du site de Fukushima. D'autre part, le mur de rétention qui entoure cet ensemble de réservoirs et qui est destiné à contenir d'éventuelles fuites. Il y a donc une double défaillance.

Au-delà de cette explication technique, depuis quelques semaines, l'ARN [structure indépendante mise en place en septembre 2012 pour remplacer la précédente autorité de sûreté, vivement critiquée], de même que le premier ministre japonais, Shinzo Abe, mettent la pression sur Tepco pour que soit trouvée une réponse pérenne à la question de l'eau contaminée. L'un des responsables de l'ARN a déclaré que Tepco n'était pas en mesure de faire face, seul, à ce problème. Peut-être faut-il aussi y voir une volonté de transparence sur la gestion de cette crise.

Quel est le risque sanitaire ?

Les fuites d'eau contaminée vers l'océan ne constituent pas un problème sanitaire majeur. Elles sont  marginales par rapport aux rejets massifs, aussi bien aériens que marins, du printemps 2011. Pour le césium 137, le radioélément le plus persistant, ces rejets ont été estimés à environ 60 millions de milliards de becquerels dans l'atmosphère, et à 27 millions de milliards de becquerels dans l'océan, soit la plus forte pollution radioactive en mer de l'Histoire. Par ailleurs, du fait du lessivage par la pluie des dépôts au sol, l'océan reçoit encore aujourd'hui une radioactivité importante, évaluée à plusieurs millions de millions de becquerels par jour.

En comparaison, la contamination de la mer par les fuites actuelles est donc limitée. Son impact écologique éventuel devrait être restreint aux environs immédiats de la centrale, du fait de la capacité de dilution des océans. Les mesures qui sont faites dans le port et dans les eaux proches ne montrent pas pour l'instant de hausse de la radioactivité.

Pour autant, la situation reste préoccupante. Les mesures mises en œuvre à ce jour par Tepco ne sont qu'un pis-aller. Cet état de fait ne peut pas perdurer.

Quelles sont les solutions possibles pour gérer l'eau contaminée ?

Actuellement, la capacité de stockage d'eau radioactive sur le site de Fukushima est d'environ 300 000 m3 et devrait être portée à 450 000 m3 dans les prochains mois. Ce volume ne va faire qu'augmenter, puisque le pompage est permanent. Il n'est pas possible de continuer ainsi indéfiniment. In fine, cette eau devra être prise en charge sur le site par une installation de traitement des effluents liquides, avant rejet en mer. Il faudra une autorisation pour encadrer ces rejets, ce qui nécessite la constitution d'un dossier de sûreté, une démonstration de l'efficacité des traitements, une évaluation des risques, une étude d'impact, une surveillance...

Dans l'immédiat, Tepco a injecté dans le sol, au niveau des stations de pompage, des résines chimiques qui forment une barrière destinée à empêcher l'écoulement de la nappe phréatique vers la mer. Mais cette barrière a pour effet de faire monter le niveau de la nappe qui descend de la montagne vers l'océan, donc d'obliger à pomper toujours plus les eaux qui s'échappent du circuit de refroidissement pour éviter qu'elles se mêlent aux eaux souterraines. C'est sans fin.

Tepco a aussi creusé, en amont du site nucléaire, une douzaine de puits dont la fonction est de pomper les eaux souterraines pour rabattre la nappe phréatique et ainsi abaisser son niveau, afin de limiter les infiltrations dans les bâtiments. A terme, ces eaux rejoindront elles aussi la mer et il faut donc des autorisations de rejet.

De son côté, le gouvernement envisage une autre solution, consistant à geler le sol autour de la centrale, c'est-à-dire à le transformer en permafrost, grâce à des injections d'azote liquide. C'est une option complexe, dont il faut s'assurer qu'elle est à la fois efficace et sans danger.

Dans tous les cas, il s'agit d'opérations difficiles, qui ne pourront être menées qu'en concertation entre toutes les parties prenantes.