Travail, loisirs, vacances : plus que jamais, l'homme est constamment occupé. L'ennui a pourtant une place importante dans le développement psychique. Premier épisode de notre série sur le rapport au temps dans le monde moderne.

Atlantico : L’ennui est une notion a priori négative, suggérant le vide, l’inactivité et surtout le temps perdu. Mais peut-on également en avoir une perception positive ? Comment ?
Odile Chabrillac : L’ennui a toujours eu une connotation négative, voire pathologique. Son évocation même nous est pénible. Qu’a-t-il donc de si terrible ? Mal-être insidieux, capable de s’immiscer en nous et partout, il est synonyme d’indifférence, d’absence à soi et à la vie (pendant un temps). Effectivement, rien de très enthousiasmant !
Et pourtant, il ne s’agit pas uniquement de quelque chose de négatif. Ou disons plutôt que le mal-être qu’il nous impose peut être la condition indispensable d’autre chose, devenant alors porteur d’un potentiel inconnu : l’ennui nous inviterait à chercher du sens dans le non-sens. Avec exigence. A ne pas nous contenter des petites choses qui meublent notre vie pour accéder à notre vérité propre. En nous proposant un autre rapport au temps, il nous permet de nous désengager des gestes appris et des pensées réflexes, et de conquérir une autre réalité, peut-être plus authentique que celle de l’hyperactivité. Alors, derrière lui, il est possible d’entrevoir, de deviner un nouvel état d’être, une sensation de plénitude. Ce que l’on pourrait appeler le plein derrière le vide.

Que ce soit au travail, à la maison ou en vacances, nous sommes constamment occupés, à tel point que les moments d’inactivité totale sont rares. Notre société moderne a-t-elle proscrit l’ennui ? Nos ancêtres étaient-ils davantage habitués à laisser filer le temps ?
Pascal le pointait déjà du doigt : « Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement »… Nous pouvons donc faire l’hypothèse que notre frénésie, notre quête permanente de divertissements ne datent pas d’hier. Il semble néanmoins que les choses se soient nettement accélérées : l’homme moderne n’a par exemple pas utilisé les moyens mis à sa disposition pour en faire moins, profiter davantage de l’existence, ou entrer dans un espace de contemplation, mais bien au contraire pour en faire toujours davantage. Oui, la société moderne a proscrit l’ennui, car elle a peur de ce qui échappe à son contrôle : quelqu’un qui s’ennuie n’a envie de rien, même pas de consommer, même pas – parfois - de regarder la télé… Il est par nature insaisissable : il vit une sorte de petite mort au sein du temps qui passe. La mort, sous toutes ses formes, n’est pas la bienvenue ici.

Qu’avons-nous perdu avec la disparition de l’ennui ? Faut-il y voir une forme de méditation à laquelle nous aurions perdu l'habitude de nous adonner ?
En refusant de nous ennuyer, nous refusons aussi d’accéder à une partie de nous mystérieuse et riche de potentiels, et surtout à un vrai gisement de créativité. Nous préférons vivre des choses simples, voire simplistes, qui font au mieux écho à nos désirs les plus évidents, les plus immédiats ou les plus superficiels, sans chercher à accéder à la source de notre vrai Désir, celui qui nous parle du sens de notre vie et de l’accès à une autre dimension de notre existence, incluant effectivement la spiritualité et la foi. Oui, il y a de la méditation dans l’ennui, dès que l’on cesse de se rebeller contre lui comme un enfant capricieux… Et il nous apporte alors tous les bénéfices d’une telle pratique : apaisement, joie simple, discernement…

Qu’aurions-nous à gagner en laissant nos enfants s’ennuyer de temps en temps ? En quoi cela peut-il les aider dans leur développement personnel ?
Les enfants ont besoin de s’ennuyer : cela fait partie du processus de maturation du cerveau, et ce dès la naissance. Tout apprentissage est par exemple impossible sans ce pas de côté, où l’on rumine, questionne, intègre, élabore. Mais ce temps leur est tout aussi nécessaire pour apprendre à rêver leur vie, l’inventer, la fantasmer, et leur permettre de se distancier du projet que l’on a pour eux et qui, s’il nous appartient, ne leur appartient pas et auquel ils n’ont pas à se conformer. A ne jamais prendre le temps de se retrouver face à soi-même, quels sont les risques pour son équilibre personnel ? Je pars toujours du principe que le corps (inclus le psychisme) est intelligent, dans le sens où il va toujours dans la direction la plus favorable à la croissance de l’être. Si l’on ne laisse aucun espace pour ce temps de rien, de repos, d’intégration, d’oubli de notre ego, la vie finira par nous rattraper au tournant, mais de manière encore moins tendre : la dépression, mais aussi la maladie plus physique, peuvent constituer autant de possibilités de nous confronter à notre impuissance, ainsi qu’à nos espaces intérieurs de vacuité et de quête de soi…
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