Évoquer le montant de son salaire est monnaie courante aux États-Unis, pas du tout chez nous. Peur de susciter des jalousies? Crainte d’être réduit à ce que nous gagnons? Une certitude : ce que nous touchons nous touche.

« Ici, chacun a une idée de qui gagne combien, mais nous préférons rester dans le flou, notamment sur les primes auxquelles les uns ont droit et pas les autres », confie Cédric, 28 ans, informaticien dans une start-up. Nous le savons depuis Freud, parler d’argent, c’est parler de ce que nous avons et de ce que nous n’avons pas, de nos manques et de nos frustrations, de nos rêves et de nos impuissances. Le sujet est tabou, donc. En France plus qu’ailleurs, comme l’a analysé la sociologue Janine Mossuz-Lavau : « Nous descendons d’une culture paysanne dans laquelle on ne parlait pas d’argent et où l’auto-suffisance était la règle » ; de plus, « le poids du catholicisme, religion tournée vers les pauvres, est important » ; enfin, « sous l’influence du marxisme, le profit est souvent considéré comme immoral ». Soit.

Une préoccupation majeure

Mais, au-delà de l’argument culturel, nous serions tentés de penser que l’argent gagné par notre travail va de soi, puisque, selon l’expression, « tout travail mérite salaire »… Après tout, une rémunération n’est rien d’autre qu’un prix fixé par un marché et payée en échange de compétences, de temps, d’intelligence, de savoir-faire, etc. « Chacun peut entendre ce raisonnement, note le psychothérapeute et coach Philippe Geffroy, auteur de Soignez vos problèmes d'argent (Maxima 2009), mais c’est plus compliqué, car le personnel et le professionnel sont fusionnés. Il est difficile de se dégager d’un rôle, d’une compétence et d’un salaire qui donnent un statut, difficile donc de se défaire de ce lien entre ce que nous gagnons et ce que nous valons. »

Le travail est un « investissement », dans tous les sens du terme, surtout les plus intimes. « La rémunération crée de la frustration dans la mesure où elle est fixée par l’employeur, donc à l’extérieur de soi, pour payer un travail qui est à soi », observe Marie-Claude François-Laugier, psychologue clinicienne et psychanalyste. Nous n’en parlons pas, mais nous ne pensons qu’à ça. Toutes les enquêtes d’opinion le montrent : le revenu est la première source de préoccupation en ce qui concerne l’emploi (Insee.fr). Le contexte actuel, entre crise économique et malaise au travail, n’arrange rien. La question du salaire passe à la trappe au profit des discours sur les conditions de travail, l’écoute, le respect, le bien-être. « Il y a une mise à distance tacite de l’argent dans l’entreprise », estime Jean Beaujouan, psychosociologue et président de Crésus Paris, association d'aide aux personnes surendettées, qui a travaillé treize ans dans une banque « sans jamais parler d’argent ».

De quoi entamer la relation avec celui ou celle qui nous rémunère ? Sans doute. Car l’argent est un lien à l’employeur. « Le travail s’inscrit dans une relation d’échange, sur le mode du don contre don, dans laquelle chacun a le souci de préserver un équilibre, pour ne pas y perdre », souligne Jean Beaujouan. La crainte de la dette n’est alors jamais loin. « Lors de l’embauche, un accord est posé, précise Philippe Geffroy. Mais il s’érode avec le temps. Et, faute de parvenir à renégocier son contrat avec une augmentation, le salarié a l’impression de contribuer plus qu’il n’est rétribué… » Jusqu’au point de rupture qui amène à « désinvestir » son travail, avant la démission. Ou lors de plans sociaux, quand les employés revendiquent de « faire payer l’entreprise » qui les aura laissés tomber… C’est-à-dire de se faire rembourser d’une dette jugée insupportable.

S’il est si difficile de parler d’argent, c’est aussi parce que cela suppose d’accepter d’être évalué et de se comparer aux autres. À condition d’avoir confiance dans cet « étalon de mesure ». « L’une des sources de mécontentement tient au fait que les entreprises n’ont pas de critères très objectifs pour faire varier les salaires, relève Philippe Geffroy. Comment, par exemple, récompenser une contribution individuelle quand le travail se fait en équipe ? » Conséquence, nous nous retrouvons souvent bien seul pour aller demander une augmentation ou réclamer une prime. Moments d’autant plus délicats qu’ils sont des occasions de se confronter à l’autorité. « Si l’on n’est pas au clair avec sa valeur, explique Marie-Claude François- Laugier, on risque de se mettre dans une position infantile face à une autorité qui peut s’apparenter à la figure du père distribuant, selon son bon vouloir, de l’argent comme de l’affection… »

De « l’affection », de la reconnaissance, de la considération, Karim, 47 ans, n’en manque pas : il est en première place au tableau d’honneur des meilleurs vendeurs de son entreprise de photocopieurs. « Ici, c’est à l’américaine : chacun connaît les performances de l’autre, notre chiffre peut monter ou descendre, mais c’est le jeu. Parfois, c’est dur, mais c’est ce qui motive. »

Une motivation insuffisante

Faut-il en déduire que le fameux « travailler plus pour gagner plus » a fait sauter un tabou ? Que, plus on gagne, plus on est désinhibé vis-à-vis de l’argent et motivé par son travail ? Pas sûr. Le psychologue américain Frederik Herzberg a montré que si la rémunération peut être un facteur de mécontentement, elle ne suffit jamais à motiver. « Primes, rallonges et autres bonifications viennent confirmer qu’il est toujours nécessaire d’en rajouter un peu plus dans la quête infinie du meilleur salaire, affirme ainsi Gilles Arnaud, chercheur en psychosociologie des organisations ; ce en quoi le management par la récompense peut “faire courir” les travailleurs, mais cela ne les fera jamais “désirer”. » Avant d’ajouter : « Si le salaire ou ses équivalents se posent imaginairement comme un signe possible de la recherche d’excès, il interdit que le désir aille trop loin et se transforme en jouissance. »

Pourquoi ? Parce que l’argent en soi – à condition d’en gagner suffisamment – n’est qu’un substitut qui masque notre désir profond. Voilà bien toute l’ambiguïté de cet argent gagné par notre labeur : il est ce qui nous fait vivre et éventuellement « courir », mais il est aussi ce qui masque notre désir réel, désir de se réaliser, de s’épanouir, de trouver du sens à son travail. Un désir qui, évidemment, ne se négocie pas.