Propos recueillis par Marianne Murat

Le travail serait intrinsèquement constitutif de l'identité de l'homme. Alors qu'on pourrait croire que sa recherche d'épanouissement dans ce cadre est apparue avec notre société moderne, il s'avère que ce souci l'a toujours accompagné.

Atlantico : La volonté d'exercer un emploi valorisant est une idée moderne. A l'époque, les travailleurs se souciaient davantage de subvenir à leurs besoins primaires que d'éprouver un sentiment de plénitude au travail. Comment expliquer cette évolution dans la mentalité de l'employé ?

Xavier Camby:  Cette prémisse est aussi fréquente que fausse hélas. De tout temps et de toute époque, les hommes ont cherché à trouver un épanouissement dans le travail, dans leurs travaux. L'idée de la fin d'un asservissement à un travail de subsistance est flatteuse pour notre époque, mais parfaitement inepte au regard des faits. A titre d'exemple, un artisan français du 12ème siècle pouvait se contenter de travailler environ 160 jours par an pour subvenir aux besoins de sa famille (pourtant nombreuse et multi-générationnelle, à l'époque). Il lui faut désormais travailler 220 jours chaque année pour pouvoir nourrir une famille bien plus restreinte...

Il n'en reste pas moins que de plus en plus de personnes expriment le désir de "s'accomplir" dans leur travail. Alors même qu'il devient de plus en plus difficile d'en trouver un et de le garder tout au long de sa carrière ! Cette exigence de développement personnel dans le travail et le labeur n'est pas européenne : elle s'exprime aussi bien en Amérique du nord que dans l'Asie occidentalisée.

Plusieurs phénomènes semblent se conjuguer : l'atomisation des cellules communautaires naturelles et la concentration dans de grande villes laissent les gens avides de reconnaissance et de sécurité affective. Le travail devient peu à peu le premier lieu d'identification sociale et de relations humaines.

On parle beaucoup de la génération Y, pour souligner un changement majeur des comportements laborieux. Aucun collaborateur désormais ne veut plus de cette relation - autrefois majeure - dans les entreprises ou les organisation hiérarchiques, incarnée jadis au cinéma avec beaucoup de bonheur par le couple de Funés/Bourvil. Ces rapports de dominant à dominé, de supérieur à subordonné, d'égo-centré abusif à timide soumis sont devenus absolument insupportables aux travailleurs - de tous âges, en fait - de notre époque.

A cette subordination caricaturale s'est substituée un comportement nouveau : autonome et indépendant, chaque collaborateur se veut désormais sur un pied d'égalité humaine avec toute autre personne. Son épanouissement est lié à sa capacité à intégrer un groupe et à y apporter toute sa contribution, toute sa valeur ajoutée sans plus de soumission ni de domination d'aucune des deux parties...

L'exercice abusif du pouvoir de jadis s'est effacé au profit de la valorisation de chacun, au gré de ses compétences réelles ! Personne ne peut se plaindre de cette heureuse et salutaire évolution, dont le groupe Google donne l'exemple le plus achevé

Albert Camus écrivait "sans travail, toute vie pourrit. Mais sous un travail sans âme la vie étouffe et meurt". Qu'est-ce qu'apporte le fait d'exercer un travail valorisant ? La fierté de subvenir aux besoins familiaux ? La satisfaction de réussir sa carrière ? Ou bien la volonté de dépasser ses capacités ?

J'aime beaucoup cette citation réaliste et pleine de pertinence d'Albert Camus, que je surprends de plus en plus, à mesure que je le fréquente davantage, à nous parler d'âme en toutes choses...

L'expérience que j'en ai, auprès de mes collaborateurs, des milliers de managers que j'ai pu évaluer comme des stagiaires que désormais je forme, est assez unanime. "L'âme d'un travail" consiste en fait dans les progrès qu'il nous permet d'accomplir individuellement, pour notre premier bénéfice.

C'est simple et très puissant : le travail cesse d'être une servitude pénible, une punition divine, dès qu'il nous porte vers une dimension supérieure de nous-même, qu'il nous permet d'oser, qu'il nous pousse à imaginer des solutions et à créer du nouveau. En ce sens, loin de la routine ou de l'asservissement du taylorisme, de l'organisation scientifique peut-être, mais surtout instrumentaliste de chaque tâche, notre travail devient lieu d'accomplissement de nous-même dans la mesure où il nous permet d'actualiser nos talents et de les dépasser.

La motivation, on le sait, ne réside absolument pas dans des analyses tronquées de la satisfaction éventuelle de besoins, mais dans la réalisation de ses aspirations les plus personnelles, dans la mise en œuvre de ses valeurs intimes et authentiques, les plus profondes.

Cinq points semblent rendre une carrière valorisante : gagner de l'argent, avoir des responsabilités, changer les choses, suivre sa passion et exercer ses talents. Ces aspirations sont-elles égales les unes aux autres ? Sont-elles utiles ? Sont-elles indépendantes ou liées ?

Je ne sais d'où vous tenez cette étonnante hiérarchisation de la valorisation de l'exercice d'un travail...

Dans les faits, je constate avec de nombreux collègues formateurs que chacun souhaite d'abord, avec une incroyable mais légitime énergie, utiliser ses talents personnels dans le sens de l'intérêt général. Le représentant syndical agit parce que la justice - sa perception tout au moins - ne doit pas être bafouée et il met son énergie et ses talents au service de sa cause, pour les autres ! 

Changer les choses pour un monde meilleur est notre aspiration universellement humaine. Le paysan du Mékong comme le financier de Wall Street aspirent ensemble à ce monde meilleur. Les moyens diffèrent, les représentations de ce monde amélioré ne convergent pas nécessairement, mais la volonté d'être utile et l'énergie vers le mieux sont identiques !

L'utilité sociale est le sentiment le plus fort, l'actualisation de sa passion personnelle vient ensuite, avec une incroyable force cependant quand elles convergent : ce sont les volontaires d'ONG, les "missionnaires" humanistes modernes, certains journalistes...

L'argent, les galons ou les médailles sont le plus souvent dans l'entreprise pour les mercenaires. Il ne peut jamais s'agir de moteurs réels ou d'aspirations authentiques.

Sauf égarement moral, nous savons tous que l'argent n'est que le moyen efficace d'autres choses et que les responsabilités constituent davantage de charges harassantes que des honneurs paisibles.

Une étude européenne a mis en avant le fait que 60 % de salariés changeraient d'emploi s'ils pouvaient recommencer à zéro. N'est-ce pas finalement l'envie d'exercer un travail toujours plus valorisant qui génère l'insatisfaction et le mal-être au travail ?

Le mal-être au travail est une réalité absolument non-subjective ! Il ne s'agit pas de tourments imaginaires d'adolescents frustrés mais bien de souffrances réelles et profondes d'adultes responsables.

Je déteste cette appellation de risques psycho-sociaux (hypocrisie à la française qui change les mots en espérant masquer ou changer la réalité...). Ce ne sont pas non plus des risques, mais bien des comportements déviants, qui causent des souffrances réelles menant à des maladies, voire au suicide. Pas de phantasmes.

Permettez-moi de citer un autre sondage, plus discret mais loyalement et judicieusement publiée en Suisse, qui établit que 64 % des salariés français (les managers aussi) déclarent venir au travail chaque matin avec une peur au ventre ! La peur du n+1, la peur du client ou du fournisseur, la peur du représentant syndical ou du DRH...

J'aspire de tout mes vœux à une nouvel philosophie du travail ! Celle qui permettrait, comme dans les groupes performants que je rencontre, de considérer le bien-être des collaborateurs comme le premier critère de leurs performances futures.

Un peu de bon sens ! Nous le savons bien pour nous-même : quand nous sommes en forme et heureux, le travail fatigue mais ne pèse pas. Et le soir nous contemplons notre ouvrage avec une paisible satisfaction. Comment se fait-il que nous ne fassions simplement pas la projection ?

Veiller au bien-être de chacun afin de lui permettre d'accéder à sa meilleure performance possible est un acte simplement logique et humain. Plus de problème alors de recherche de valorisation, lorsqu'on a déjà donné le meilleur de soi-même.  C'est ce qu'avec mes associés nous enseignons avec succès à nos stagiaires lors de nos formations.