Alors qu'à Vienne, des chercheurs ont produit un embryon de cerveau humain à partir de cellules souches, d'autres tentent de cartographier le cerveau humain au sein du programme européen Human Brain Project. Pendant ce temps-là, de grands groupes privés comme Google investissent des centaines millions de dollars dans l'intelligence artificielle, notamment via l'acquisition de start-ups prometteuses comme DeepMind.

Le cerveau est-il sur le point de livrer ses secrets ? A l’occasion de la semaine du cerveau, du 10 au 16 mars, francetv info a interrogé Hervé Chneiweiss, neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS, président du comité d’éthique de l’Inserm et auteur de L’Homme réparé (Plon).

Francetv info : Face à certaines actualités comme l'accident de Michael Schumacher - dont le pronostic est toujours réservé -, on a l’impression que le cerveau demeure une grande inconnue...

Hervé Chneiweiss : L’ampleur de notre ignorance est sans aucun doute bien plus importante que le degré de notre connaissance. En particulier sur la question des états de conscience : aujourd’hui, quelqu’un qui est dans un coma, cela reste une grande inconnue.

Il y a tout de même eu de grandes avancées, notamment pour les patients se trouvant dans un état végétatif prolongé. Depuis 2005, on utilise des méthodes d’enregistrement de l’activité cérébrale qui permettent de déterminer si des patients pour lesquels ont ne perçoit pas de signe extérieur de conscience sont véritablement en état végétatif ou dans un état de conscience limite, où ils perçoivent quelque chose de leur environnement.

Concrètement, des chercheurs britanniques ont ainsi demandé à des patients présentant les apparences du coma - qui ne pouvaient même pas cligner des paupières - de penser à leur maison si elles voulaient répondre "oui" à une question donnée, et de penser à une partie de tennis si elles voulaient répondre "non".

En suivant l’activité cérébrale de ces patients grâce à l’IRM fonctionnel, ils ont ainsi réussi à établir un dialogue avec l’un d’entre eux : un patient de 29 ans en réanimation, qui ne présentait aucun signe extérieur de conscience depuis sept ans [l'expérience a notamment été relatée (en anglais) par le Guardian]. C’est une révolution car, auparavant, on ne savait pas repérer ce type de cas. L’espoir est que cela puisse représenter 3 à 5 % des patients en état végétatif.

Est-on aujourd'hui à un tournant dans le domaine des neurosciences ?

Oui. Il y a une masse critique de chercheurs qui travaillent sur ce sujet, on dispose d'outils technologiques – en imagerie notamment – de plus en plus performants. On est en mesure de faire des choses qu’on ne pouvait pas faire avant, de poser des questions qu’on ne pouvait pas poser. Les dix à vingt prochaines années vont permettre de faire un bond fabuleux en avant.

En neurosciences, nous sommes aujourd’hui au point où nous en étions en génétique il y a quinze ans : à l'époque, on ne savait à peu près rien de l’épigénétique [étude de l'impact de l'environnement sur l'expression des gènes], on croyait que 95% du génome – le "junk DNA" – ne servait à rien... Aujourd'hui, le paysage a radicalement changé.  En neurosciences, c'est la même chose : on ne sait rien. Et on ne sait même pas ce qu’on ne sait pas !

Sait-on aujourd’hui précisément quelle zone correspond à quelle fonction dans le cerveau ?

En fait, c’est un peu plus compliqué que ça. J’aime utiliser la métaphore de la circulation automobile. Quand vous regardez une carte de la circulation de Paris, vous voyez des places, des ponts, des grandes rues. Si vous bloquez le pont Alexandre-III, qui traverse la Seine au niveau des Invalides, vous allez avoir des embouteillages tout autour. Mais ce n’est pas pour ça que la fonction "circulation automobile de Paris" est sur le pont Alexandre-III. Cela veut juste dire que le flux qui passe sur Alexandre-III participe à la circulation. Dans le cerveau, c’est un peu la même chose.

Le cerveau, c’est à peu près 200 milliards de cellules. Chacune a entre 500 et 50 000 contacts avec des cellules voisines. Il y a des modules qui se forment et des réseaux qui se forment entre ces modules. Mais il y a ensuite, en permanence, des reconfigurations de ces réseaux. Certains nœuds de ces réseaux peuvent aussi être utilisés dans différentes activités.

Le cerveau possède par ailleurs une plasticité importante, bien identifiée au niveau fonctionnel. Par exemple, chez un violoniste virtuose, l’aire du cerveau dédiée à la main gauche est un tiers plus importante que chez quelqu’un qui n’est pas un violoniste. Mais si cette personne arrête de pratiquer, elle perd en quelques semaines cette zone. 

L'activité cérébrale que vous décrivez est permanente ?

Oui : notre cerveau fonctionne de façon importante tout le temps. C’est pour ça que cet organe, qui ne représente qu’environ 2 à 3 % de notre masse corporelle, consomme au moins un quart de notre énergie.

Ces 200 milliards de cellules sont en activité permanente,  y compris quand on dort. Et l’essentiel de l’activité cérébrale correspond à de l’inconscient. En ce moment, vous n’êtes pas en train de faire attention à la manière dont vous tenez sur votre chaise, à votre respiration… Tout ça est traité de façon automatique par votre cerveau. De même, vous pouvez traiter différentes idées : pendant que nous parlons, vous pensez peut-être au fait qu’il faudra aller chercher votre fille à l’école, etc… Cela vous vient sans que vous sachiez comment. Le flux de connexion de ces idées est encore largement inconnu.

Ce fonctionnement de la pensée sera-t-il éclairé par les projets comme le Human Brain Project ?

Modéliser l'activité cérébrale et modéliser la pensée, ce n'est pas du tout la même chose. Sans compter qu'il faut bien comprendre les ordres de grandeur dont on parle. Pour décrire complètement en microscopie électronique un cerveau de souris, qui pèse un gramme – le nôtre fait environ 1,5 kilo – il faudrait une masse de données de l’ordre d’un zettaoctet, équivalente grosso modo à toute l’information disponible sur internet à ce jour. Et sans parler des fonctions, uniquement de l’architecture!

Si vous vouliez enregistrer toute l’activité cérébrale d’un individu pendant une minute et stocker cette information, cela consommerait plus d’énergie que tout ce qui est produit actuellement sur la Terre. Ce sont donc des échelles totalement disproportionnées par rapport à nos capacités…

Aujourd’hui, on ne peut donc qu’étudier le fonctionnement de certaines cellules – dans notre laboratoire, nous étudions celui des cellules gliales – et tenter de recoller les pièces du puzzle, en élaborant des modèles. On procède ensuite à des tests pour mettre le modèle à l’épreuve : c’est le sens du Human Brain Project, qui essaie de connecter les travaux de milliers de chercheurs dans le monde.

Des chercheurs ont réussi à produire un "morceau de cerveau". Peut-on imaginer bientôt traiter des maladies comme Alzheimer grâce à la médecine régénérative, voire recréer un cerveau humain en laboratoire ?

Le grand problème avec la neurologie régénérative, c’est qu’il ne suffit pas de fabriquer une cellule qui s’appelle un neurone. Il faut qu’elle soit à la bonne place et qu’elle fasse les bonnes connexions.

On arrive à faire des choses extraordinaires sur certains éléments, comme la rétine, qui est un prolongement du cerveau, mais organisée de manière relativement simple : en 2014, le premier essai clinique – chez un patient – d’implantation de cellules de la rétine produites à partir de cellules souches reprogrammées est prévu au Japon, par le groupe du chercheur Shinya Yamanaka.

Là, on a vraiment franchi un cap : c’est très prometteur pour le traitement des dégénérescences rétiniennes liées à l’âge et d’autres maladies de la rétine.

Mais dans le cas d’un organe comme l’hippocampe, dont le rôle est de participer au processus de mise en mémoire, qui est profond dans le cerveau et où il faudrait être capable de générer des dizaines de milliers de cellules en parallèle, ce n’est pas imaginable dans la perspective actuelle.

Je pense que, dans les dix ans qui viennent, on réparera beaucoup mieux le cœur avec des cellules souches, on soignera le diabète avec des cellules qui fabriquent de l’insuline, on arrivera à améliorer les problèmes de dégénérescence type myopathie de Duchenne. Mais avant d’arriver à "réparer" le cerveau… Je suis personnellement convaincu que je ne verrai pas ça. Même si j’aimerais bien.

En parallèle des recherches médicales, beaucoup de start-ups et de grands groupes privés, comme Google, s’intéressent aujourd’hui de près à l’intelligence artificielle, au point de parvenir à mimer certaines performances du cerveau. Cette voie n’est-elle pas aussi prometteuse ? Est-ce qu’elle pourrait aboutir un jour à une "prothèse de cerveau" ?

Il y a essayer de comprendre comment le cerveau fonctionne – c’est le Human Brain Project – et essayer de reproduire ses performances, ce qui n’est pas la même chose.

Les humains ont observé le vol des oiseaux pendant très longtemps en rêvant de voler, mais ce n’est pas en battant des ailes qu’ils y sont parvenus. C’est en inventant autre chose. Et pourtant, l’avion est bien plus perfectionné en termes de vitesse, de puissance, de capacité de transport, que n’importe quel oiseau.

L’intelligence artificielle, ce sera la même chose : on pourra obtenir les mêmes performances de base que le cerveau – organiser une information, percevoir, traiter – mais en le faisant d’une autre façon.

Certains vont pourtant très loin : des futuristes comme Ray Kurzweil, embauché par Google, pensent que d’ici 2045 nous serons capables de "charger" l’intégralité de notre cerveau sur un ordinateur, touchant du doigt l’immortalité….

C’est un fantasme. Parce que ça ne fonctionne pas comme ça. Tout ce que je vous transmets, ce que je vous dis, était un peu dans ma tête avant que je vous rencontre, mais je ne le formule comme je le fais que parce que vous avez formulé vos questions comme vous l’avez fait. Cette manière dont j’ordonne mes pensées n’existait pas avant de vous rencontrer. Cette histoire, qui se construit à chaque instant pour chacun d’entre nous, n’est pas "uploadable" [téléchargeable].

Toutes ces histoires, ça permet de ramasser de l’argent, d’écrire des livres et de faire des conférences… Ça permet à des scientifiques qui n’ont pas forcément été les meilleurs de devenir des vedettes parce qu’ils inventent leur propre domaine. Mais ce sont des élucubrations.