Les mouvements oculaires pendant le sommeil: une fenêtre sur les rêves ?

Les mouvements oculaires rapides (REMs) produits durant le sommeil sont-ils associés à des traitements visuels à l'instar de l'éveil ? Une équipe internationale de chercheurs de l'Ecole normale supérieure de Paris, des universités de Californie, du Wisconsin et de Tel-Aviv, apporte une confirmation de cette hypothèse ancienne, mais jamais réellement démontrée, en mesurant l'activité de neurones pendant le sommeil et l'éveil ou durant des stimulations visuelles sans mouvement oculaires. Les résultats suggèrent que durant le sommeil ou en état d'éveil, les REMs réorganisent l'activité neuronale de façon similaire aux activations associées au traitement d'une image nouvelle. Cette étude est publiée dans la revue Nature Communications.

Le sommeil peut être divisé en deux parties. La plus célèbre a été dénommée Sommeil Paradoxal. "Paradoxal" car l'activité cérébrale est assez similaire à celle de l'éveil alors que l'individu semble profondément endormi. L'activité onirique y est intense tandis qu'une paralysie musculaire empêche la production des mouvements rêvés. Étrangement, cette phase de sommeil est associée à des mouvements oculaires, effectués par le dormeur, les yeux fermés.

Comme montré dans cette étude, ces mouvements (aussi appelés saccades) sont très similaires à ceux réalisés pendant l'éveil. Or, les mouvements oculaires pendant l'éveil façonnent notre vision, chacun d'entre eux correspondant à la formation d'une nouvelle image sur la rétine que le cerveau va ensuite traiter. Comment interpréter la présence de tels mouvements oculaires pendant le sommeil alors que les yeux sont clos ? Il a été proposé ("scanning hypothesis") que les mouvements oculaires du sommeil paradoxal auraient pour fonction d'explorer la scène visuelle rêvée de la même manière que les mouvements oculaires de l'éveil permettent d'explorer la scène visuelle. Bien que séduisante, cette hypothèse a été longtemps controversée.
Une hypothèse alternative fait de ces mouvements oculaires l'expression d'un changement physiologique sans rapport avec le contenu des rêves.

Un parallèle intéressant peut être fait en ce sens avec les érections péniennes, présentes chez les hommes durant 80% du sommeil paradoxal sans pour autant être toujours en relation avec un contenu onirique érotique. Cependant, il existe un lien entre activité oculaire et récit des rêves. En outre, lorsque la paralysie du sommeil paradoxal est abolie (syndrome RBD), les mouvements effectués par ces dormeurs concordent avec les mouvements oculaires ainsi qu'avec le récit du rêve effectué au réveil. Il est donc possible que les mouvements oculaires représentent la partie émergée de l'iceberg que sont nos rêves.

Pour tenter de départager ces hypothèses, une équipe internationale associant le Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique (Thomas Andrillon) à des équipes israéliennes (Itzhak Fried et Yuval Nir à Tel Aviv) et américaines (Giulio Tononi et Chiara Cirelli à l'Université du Wisconsin), a effectué une analyse détaillée des réponses cérébrales d'individus humains en réponse à ces mouvements oculaires pendant l'éveil et le sommeil. Les chercheurs ont comparé ces réponses à celles observées lorsque l'on présente directement aux patients des images (vision sans mouvement oculaire). Les régions cérébrales enregistrées (amygdale, hippocampe, ...) sont des régions-clé de la perception visuelle mais aussi de la mémoire. Ces enregistrements de neurones chez l'homme sont très rares et ont été effectués chez des patients épileptiques par le Pr Itzhak Fried, neurochirurgien à l'Université de Californie à Los Angeles et au Tel-Aviv Medical Center. Ces enregistrements ont été réalisés dans le cadre du traitement de ces patients.

La conclusion principale de cette étude est que ces mouvements oculaires pendant le sommeil et l'éveil ont des conséquences similaires sur l'organisation de l'activité cérébrale dans les aires visuelles et mnésiques. En particulier, les neurones, enregistrés individuellement, ont tendance à s'inactiver juste avant les mouvements oculaires et à s'activer juste après. L'inactivation correspond au phénomène bien connu de la suppression saccadique, soit l'absence de vision pendant les mouvements oculaires.

En effet, ces mouvements sont si rapides que l'information visuelle est "supprimée" par le cerveau. Il est intéressant d'observer le même phénomène pendant le sommeil alors que les yeux sont clos. Concernant l'activation des neurones après les mouvements oculaires, celle-ci pourrait correspondre au traitement d'une nouvelle image. En effet, cette activation respecte l'architecture du système visuel dans laquelle les neurones les plus sélectifs (permettant la reconnaissance d'images très spécifiques comme la Tour Eiffel, Big Ben..) sont ceux qui s'activent le plus tardivement. En parallèle de ces activités individuelles, des changements dans l'activité d'ensemble de ces régions cérébrales ont été observés. Les oscillations thêta (4-8Hz), notamment impliquées chez l'Homme dans l'exploration visuelle et la mémoire, sont réinitialisées après les mouvements oculaires.

Ces caractéristiques sont conservées de l'éveil au sommeil et sont comparables à celles observées lors de la visualisation d'images sans mouvement oculaire, reflétant probablement le traitement d'une information visuelle.
Cette étude montre que, pendant le sommeil paradoxal, les aires cérébrales sensorielles peuvent s'activer comme à l'éveil alors même que le dormeur ne perçoit rien du monde qui l'entoure. Ces activations pourraient former la base même des rêves. Ce travail réaffirme également l'importance et l'intérêt des mouvements oculaires dans l'étude des rêves et de leur contenu.